En noir ou en rose?
Le Figaro
22-23 avril 1972
Nul n’a jamais pensé, à moins d’aveuglement
volontaire ou d’ignorance improbable, que l’espèce humaine
continuerait de se multiplier comme elle l’a fait au cours du
siècle dernier ou que le taux de croissance de la production,
observé depuis 1945, se prêtait à une extrapolation indéfinie.
Depuis l’aube de la civilisation moderne, la mode intellectuelle a
oscillé entre la crainte du suicide de peuples peu prolifiques
(France) ou de la stagnation séculaire des économies capitalistes
(Hansen) et la perspective angoissée de milliards d’êtres humains,
condamnés à la famine ou à la guerre, génocide différé, ou encore
d’une planète transformée en désert par une exploitation anarchique
des ressources.
L’aiguille du balancier idéologique vient
de se déplacer d’un côté à l’autre. Au lieu de dénoncer le
malthusianisme – des Français ou des capitalistes – on évoque le
fantôme du docteur Malthus et l’on rappelle des vérités
incontestables: la limitation de l’espace terrestre et des matières
disponibles. Comme, au même moment, après la compétition des taux
de croissance qui fut un aspect de la guerre froide, l’aspiration à
la qualité de la vie, la prise de conscience de la pollution sous
ses diverses formes, le souci de l’environnement maltraité
expriment le nouveau conformisme, voilà les idoles d’hier livrées
au bûcher et la catastrophe annoncée par le groupe de Rome ou l’un
ou l’autre des futurologues philanthropes. La futurologie noire
remplace la futurologie rose.
Je ne méconnais la portée d’aucun de ces
avertissements et je n’ai jamais cru que la croissance apaisait les
conflits sociaux, assurait l’équité ou donnait un sens à la vie.
Mais je persiste à croire que, pour les deux tiers de l’humanité à
travers le monde et pour une fraction importante du peuple français
aujourd’hui encore, l’amélioration de la qualité de la vie passe
par un pouvoir d’achat supplémentaire.
Qui jouit seul d’une plage privée mène
peut-être une existence de qualité supérieure. Vitupérer l’horreur
des plages encombrées de vacanciers, comme le font quelques maîtres
à penser des gauchistes prête au sourire ou à l’indignation.
Trois milliards et demi d’hommes ne peuvent
pas tous consommer des matières premières avec la même voracité que
les Américains. L’Inde, la Chine, certains pays d’Amérique latine
doivent limiter et probablement arrêter l’augmentation de leur
population. Il n’en résulte pas que le charme de vivre
disparaîtrait d’une France de soixante millions ou quatre-vingts
millions d’âmes. Il n’en résulte pas davantage que le manque de
matières premières soit une menace prochaine ou prévisible à une
date donnée. Les calculs du club de Rome négligent une variable
essentielle: les progrès de la technologie.
Une économie, une société stationnaire,
l’humanité parvenue à maturité: ces idées ou ces images expriment
l’humeur d’aujourd’hui. Science de l’avenir ou esprit du temps?
Encore une fois ces idées me paraissent plus banales que
révolutionnaires. À condition que l’opinion les interprète
raisonnablement, en tire une leçon de sagesse et ne substitue pas
un extrémisme à un autre.
Alexis de Tocqueville prévoyait
l’instabilité des modes intellectuelles dans les pays
démocratiques; Bergson, en un contexte tout autre, a formulé la loi
de double frénésie. Taux de croissance nul, demandent déjà quelques
Américains. Ne les prenons pas pour guides, prenons-les au
sérieux.