La politique américaine des visas
Preuves
janvier 1953
Chaque fois que les démocraties prennent
des mesures contre les États de dictature ou contre les individus
qui s'en réclament, il se trouve des sympathisants aux partis
totalitaires ou des démocrates sincères alarmés pour porter la
discussion sur le terrain des principes. Jusqu'à quel point les
démocraties sont-elles autorisées à refuser à leurs adversaires les
libertés personnelles qui constituent leur raison d'être? Or je
crois, au rebours de l'opinion courante, que la discussion de
principe est presque inutile: indiscutable me paraît le droit des
démocraties de se défendre contre ceux, individus et partis, qui
ignorent les règles des régimes constitutionnels, qui s'ils
arrivaient au pouvoir, établiraient une tyrannie et, dans
l'opposition, prêchent et organisent le renversement par la
violence des institutions. Les démocraties, comme tous les régimes
politiques, ont le droit ou, pour mieux dire, le devoir de se
défendre. Simplement convient-il que ces mesures de défense ou de
répression soient prises conformément aux lois et que les tribunaux
et non la police en contrôlent l'exécution. Entre la formule "pas
de liberté pour les ennemis de la liberté" qui, finalement,
justifierait tous les despotismes, et la formule "les ennemis de la
liberté ont droit aux mêmes libertés que la démocratie reconnaît à
tous", il y a une solution raisonnable conforme aux principes en
même temps qu'au bon sens.
Je ne discuterai pas ici du droit des
États-Unis à refuser le visa d'entrée à telle ou telle catégorie
d'étrangers. J'envisagerai exclusivement l'opportunité. Est-il
conforme ou non à l'intérêt national des U.S.A., de refuser
l'entrée du pays à ceux qui ont été associés à des partis
totalitaires dans le passé, qui ont donné leur signature à telle
organisation annexe ou à telle manifestation du parti communiste?
(Je n'ai pas étudié le texte même de la loi Mac Carran; je ne
connais celle-ci, comme presque tous les Européens, que par les
résumés qui en ont été donnés dans la presse ou par l'application
qui en est faite par les services consulaires.)
Le refus d'entrée peut être interprété
comme une sorte de sanction contre la mauvaise conduite, mais je
n'imagine pas que personne invoque un pareil argument. Pourquoi le
gouvernement américain déciderait-il de se transformer en tribunal
chargé d'infliger à ceux qui, en adhérant à un parti totalitaire,
ont commis une faute, une sanction sous la forme d'un refus de
visa? Au reste, même en ce cas, la manière dont les sanctions sont
distribuées serait absurde. Comment les services consulaires
seraient-ils à même d'apprécier la gravité de la faute, les
circonstances de l'adhésion, la conduite du coupable depuis la
faute, etc...? Laissons de côté cet argument fragile. Supposons que
les interdictions d'entrée aient pour but - car seul ce but est
raisonnable - de prévenir l'entrée aux États-Unis de personnes
suspectes de sympathies totalitaires et, à ce titre, susceptibles
de créer un péril pour les États-Unis.
Mais, immédiatement, un doute s'élève dans
notre esprit. Les individus les plus redoutables pour la sécurité
des États-Unis ont certainement un dossier impeccable, où ne figure
aucune trace d'affiliation à un parti totalitaire. Les communistes
réellement dangereux sont ceux qui appartiennent à des réseaux
clandestins. Ceux-là ne sont probablement pas touchés par la loi
Mac Carran.
On m'objectera que la loi permet d'écarter
les communistes et les
fellow travellers
qui iraient discourir dans les meetings des Partisans de la Paix,
qui feraient, dans le pays, des tournées de conférences. Cette
objection, valable, soulève deux interrogations: est-il bon que les
communistes ou communisants étrangers ne puissent pas entrer aux
États-Unis? À supposer que l'on réponde affirmativement à cette
question, est-il indispensable, pour arrêter les communistes et
fellow travellers
, d'arrêter des personnes qui ne sont ni l'un ni l'autre, qui ne le
sont plus, en tout cas, depuis des années? Est-il indispensable
d'obliger les candidats au visa à faire connaître tout leur passé?
D'autoriser les fonctionnaires consulaires à se transformer, pour
ainsi dire, en juges d'instruction?À la première question, je me garderai de
donner une réponse dogmatique. Le gouvernement anglais, qui ne
dispose d'aucune loi particulière, a refusé les visas d'entrée à un
certain nombre de personnes qui désiraient participer à un Congrès
des Partisans de la Paix, à Sheffield. Le Congrès, au dernier
moment, dut choisir une autre ville. Il me paraît juste que l'on
reconnaisse, en principe, le droit du gouvernement à refuser le
visa aux membres ou même aux sympathisants
actuels
des mouvements totalitaires. Mais je regrette que le gouvernement,
au lieu d'être habilité à le refuser, semble y être tenu. Certains
savants étrangers, qui sont communistes, ne sont pas moins restés
fidèles, dans leur activité professionnelle, aux règles
universelles de la science. Quand un congrès scientifique se tient
aux États-Unis, ceux-ci ont beaucoup plus à perdre qu'à gagner en
refusant le visa à certains spécialistes de grande réputation, sous
prétexte de communisme. Le résultat est que ces savants sont encore
raffermis dans leur foi. L'absence de liberté en U.R.S.S. pourrait
les gêner; à partir du moment où les États-Unis paraissent suivre
l'Union Soviétique dans cette voie, ils peuvent se dire avec
satisfaction: "Vous voyez bien qu'au regard du libéralisme, l'Ouest
ne vaut pas mieux que l'Est." Le résultat est ensuite que les
sociétés savantes hésitent de plus en plus à tenir leurs congrès
aux États-Unis. Le résultat est, enfin, que tous ceux qui n'aiment
pas les États-Unis dans le monde sautent sur l'occasion et, avec
injustice mais avec une apparence de raison, s'efforcent de
comparer au rideau de fer le rideau de papier que les États-Unis
sont en train d'abaisser.Quelle que soit la réponse donnée à cette
première question, la réponse qu'il convient de donner à la seconde
ne prête pas au doute. Un ennemi des États-Unis n'aurait guère pu
imaginer moyen plus efficace de compromettre la réputation de la
République américaine dans les milieux intellectuels
d'Europe.
Qu'il soit permis à quelqu'un qui, par
hasard, bonne chance ou répugnance aux théories extrémistes, n'a
jamais été ni communiste, ni communisant, ni fasciste, ni
fascisant, de le dire: le nombre de ceux qui ont été sensibles à
l'une ou l'autre tentation est considérable parmi les intellectuels
qui ont vécu la période tragique de l'entre-deux guerres, même dans
les pays, tels la France, qui n'ont pas connu réellement une
révolution de l'un ou l'autre type. (En Allemagne, le nombre de
ceux qui ont été liés à un parti totalitaire est évidemment plus
grand encore.) Pourquoi tel de mes amis, sociologue réputé, qui fut
proche du communisme en 1920 et dans les années suivantes, qui a
fait aux États-Unis de multiples enquêtes et qui leur a manifesté
une sympathie non douteuse, devrait-il, à l'heure présente, être
refoulé?
Le cas des ex-communistes est le plus
frappant. Ces derniers sont généralement les plus farouches ennemis
des staliniens qui, à leurs yeux, ont trahi, qui, en tout cas, ont
déçu leur attente et les ont laissés sans foi. On a souvent
indiqué, peut-être avec quelque exagération, que les ex-communistes
devraient être employés au premier rang dans la lutte contre le
stalinisme. Mais le cas des ex-fascistes ou sympathisants fascistes
est tout aussi clair. Pourquoi celui qui a adhéré au parti de
Doriot en 1935 devrait-il être puni aujourd'hui? En quoi
constitue-t-il un danger pour les États-Unis?
Les inconvénients, peut-être l'opinion
américaine les connaît-elle mal. Les amis des États-Unis en Europe
les connaissent et les déplorent. Le prestige est un élément de la
guerre froide. La réglementation des visas actuellement en vigueur
est nuisible au prestige des États-Unis: elle les fait apparaître
indifférents aux principes libéraux dont l'Occident se réclame;
plus encore, elle les fait apparaître craintifs, tatillons,
obsédés. Que les États-Unis se protègent contre la Ve colonne, tout
le monde le comprend. Qu'ils s'imaginent se protéger en refusant
l'entrée au physicien qui a signé l'appel de Stockholm ou au
sociologue qui a adhéré aux Jeunesses communistes quand il avait
vingt ans, tous les amis des États-Unis s'en désolent, tous leurs
ennemis s'en réjouissent, parce que la mesure est inintelligente et
inefficace.
La révision de la loi qui impose ou, du
moins, suggère une telle attitude aux services consulaires est
urgente. Je n'ai nulle compétence pour préciser ce que devrait être
cette révision, mais l'idée inspiratrice est simple. Il convient
d'interdire l'entrée à ceux qui, d'une façon ou d'une autre,
seraient capables de nuire à la sécurité américaine. Quant aux
autres, qui ne sont pas dangereux, mieux vaut les accueillir par
respect des libertés humaines que les punir pour leurs fautes
passées ou leur mauvaise conduite actuelle.
La première fois que je vins à Washington,
un haut fonctionnaire du
State Department
qui m'adressait quelques mots de bienvenue, à la suite d'un
déjeuner officiel, me remercia d'avoir si bien compris la politique
des États-Unis sans avoir vécu dans le pays, et il exprima le vœu
que le contact avec la réalité américaine ne m'amenât pas à changer
d'opinion. Je faillis lui répondre que, en effet, c'est aux
adversaires des États-Unis plus qu'à leurs amis qu'il fallait
faciliter le voyage. Je retins cette plaisanterie qui eût été
déplacée. Mais, tout compte fait, cette suggestion n'aurait
peut-être pas été beaucoup plus insensée que le système
actuel.