Considérations actuelles
Le Figaro
4 janvier 1952
Les discussions budgétaires de fin d'année
sont en voie de devenir un rite national. En quelques jours, chefs
de partis ou députés spécialistes des questions financières
échangent critiques, suggestions, statistiques, les uns dénonçant
les maux trop évidents dont souffre notre économie, les autres
soulignant les progrès incontestables accomplis depuis la fin des
hostilités.
On peut regretter que tant de discours,
éloquents et souvent même admirablement informés, soient perdus
pour l'opinion, que tant de réformes, dont une majorité de
parlementaires reconnaissent en privé l'urgence, soient évoquées
entre Noël et le Jour de l'An, oubliées ensuite.
Quelques comparaisons
M. Mendès-France a repris, cette année,
quelques comparaisons entre l'effort de la France et celui des
autres pays d'Europe. Quels résultats donne cette
comparaison?
La production française de 1950 rapportée à
celle de 1938 marque une progression analogue à celle des autres
pays européens. L'index de la production, calculé par le
New York Herald Tribune
, est à 148 en octobre 1951 contre 100 en moyenne en 1938: cette
avance se situe plutôt au-dessus de la moyenne des pays européens.
L'O.E.C.E. prend l'année 1948 comme origine de l'indice. En juin
1951, la production française était à l'indice 129, la production
britannique à 124, celle du Benelux et du Danemark à 119, celle de
l'Italie à 144, celle de la Norvège à 124. Il est vrai que le
niveau de 1948 était, en France, à peu près égal à celui de 1937,
alors qu'il était, en Grande-Bretagne, supérieur de 10% à celui de
1937, de 20% en Norvège, de 25% au Danemark. Malgré tout, on peut
dire que la production française, de 1944 à 1951, s'est développée
à une allure qui n'est pas différente de celle des autres pays
européens (le cas de l'Allemagne mis à part).Mais, à deux points de vue, la situation de
la France demeure malheureusement différente: la dévalorisation de
la monnaie a été plus rapide et plus profonde que partout ailleurs,
Italie et Grèce exceptées; la production, en 1937 ou 1938, était
inférieure à celle de 1929 et, là encore, nous avons une triste
exclusivité. L'indice des prix de gros de l'O.E.C.E., 1948 étant
égal à 100, se situait en France à 6 en 1938, à 36 en Hollande à la
même époque, à 55 en Norvège, à 46 en Grande-Bretagne. Les prix
avaient été, dès 1948, multipliés par un peu plus de 2 en
Grande-Bretagne, par 3,5 environ en Belgique, par plus de 15 en
France. Depuis 1948, l'indice est passé, en juin 1951, à 155 en
France, à 154 au Danemark et en Belgique, à 146 en Grande-Bretagne.
Le mouvement des prix de gros n'a donc pas été sensiblement plus
accentué dans notre pays que dans le reste de l'Europe. En
revanche, l'indice du coût de la vie, de 1948 à juin 1951, est
passé de 100 à 138 en France, 100 à 106 en Belgique, 100 à 111 en
Italie, 100 à 116 en Grande-Bretagne. Une nouvelle fois,
l'inflation française a pris de vitesse le reste de l'Europe.
Enfin, tous les rapprochements entre 1938
et 1951 sont faussés par le fait que, presque seule, la France, en
1938, n'était pas encore sortie de la crise mondiale. Le niveau de
production, à la veille de la deuxième guerre, était de 20 à 25 %
inférieur à ce qu'il était en 1929. Nous avons dépassé de peu en
1950 et 1951 le point atteint, il y a vingt ans. Aucun autre grand
pays n'est dans le même cas. M. Mendès-France a raison de rappeler
infatigablement ces faits désagréables (encore qu'il oublie de
signaler que, de 1913 à 1929, la progression en France avait été
particulièrement rapide).
La France paye aujourd'hui les ravages de
la crise 1930-1939, en même temps que les ravages de la guerre et
de l'occupation. Les laudateurs intempérants de la IIIe République
feraient bien de ne pas oublier que les dix ans qui ont précédé la
deuxième guerre mondiale furent une période de décadence nationale
comme la France en connut rarement au cours de son histoire. Tous
les partis, de droite ou de gauche, y eurent leur part de
responsabilité. Ni les uns ni les autres ne comprirent la nature de
la crise mondiale, la nature de la menace hitlérienne. En 1939, ni
l'économie ni l'armée de la France n'étaient équipées pour soutenir
l'épreuve.
Équipement et inflation
Quel que soit le gouvernement, la France ne
peut pas ne pas connaître des difficultés extrêmes, ayant à
prélever sur un revenu national qui ne suffit pas à satisfaire les
revendications de la population, le coût de la reconstruction,
celui de la modernisation industrielle (accru par suite de quinze
ans de stagnation), celui de la guerre d'Indochine et du
réarmement. L'Assemblée nationale, incitant le gouvernement à
accroître les crédits à propos de chaque chapitre, mais à faire des
économies sur l'ensemble, est assez représentative du pays
lui-même, chaque groupe demandant que l'État dépense moins, mais
aux dépens des groupes voisins et non pas de lui-même.
Il n'en reste pas moins que le devoir des
gouvernants est de faire le choix qui s'impose. Nous l'avons répété
assez souvent dans cette rubrique: le choix est fait de toute
manière. Toute la question est de savoir s'il est fait lucidement,
par les responsables, en fonction de priorités réfléchies ou par
l'inflation, c'est-à-dire aveuglément, aux dépens de la monnaie et
de la morale du pays.
Nous ne saurions ici indiquer quel devrait
être ce choix. Il nous faudrait disposer de la documentation
réservée aux seuls ministres. De plus, il ne s'agit pas de
supprimer aucun des chapitres, mais de réduire chacun d'eux aux
dimensions compatibles avec les ressources globales de la nation.
Nous nous bornerons donc à quelques remarques.
L'heure des choix
Il est impossible de définir un objectif de
politique étrangère, si souhaitable qu'il puisse paraître, en
faisant abstraction des moyens disponibles. Il s'est établi une
sorte d'unanimité, de la droite extrême jusqu'aux socialistes, pour
formuler le principe que les effectifs de la France devraient être
en permanence plus nombreux que ceux de l'Allemagne occidentale. Or
celle-ci est plus peuplée que la France, elle possède une puissance
industrielle supérieure. Si donc on prétend, en plus de la guerre
d'Indochine et de l'entretien des troupes d'Afrique, posséder plus
de divisions en Europe que la République de Bonn, nos dirigeants
maintiendront peut-être, pendant quelques années, une fiction de
sécurité à échéance de dix ou quinze ans ils rendront irrémédiable
le déclin de l'industrie, c'est-à-dire le déclin de la puissance
française. Déjà l'Allemagne de Bonn construit trois fois et demie
plus de logements que la France.
En dehors de choix politico-économiques,
les réformes d'ordre économique qui ont été suggérées le plus
souvent sont empruntées les unes aux programmes dits de droite, les
autres aux programmes dits de gauche: assainissement de la S.N.C.F.
et de la Sécurité sociale, augmentation de la durée du travail et
recul de l'âge de la retraite, mais aussi réforme de la fiscalité
et surtout plus grande sévérité dans la répression de la fraude,
encouragements aux investissements privés, mais aussi contrôle de
ceux-ci (en fait de constructions immobilières, par exemple).
L'ensemble de ces mesures n'est conforme à aucune orthodoxie, mais
il reflète bien plus qu'on ne le dit l'opinion commune, à condition
du moins d'entendre par cette expression la pensée des
parlementaires et des simples citoyens, telle qu'elle s'exprime en
dehors des servitudes et des conformismes.