Les baisses de prix en Union soviétique
Le Figaro
23 mai 1952
Au 1er avril de cette année, une baisse de
prix, représentant pour le consommateur soviétique une économie de
28 milliards de roubles, fut proclamée par le gouvernement de
l'Union soviétique. La nouvelle était impressionnante pour les
éminentes personnalités internationales réunies à la Conférence
économique de Moscou. Un peu plus d'un mois plus tard, un emprunt
d'État, auquel les souscriptions étaient certainement aussi libres
que l'enthousiasme pour le régime est spontané, fut lancé: en
quelques jours, il rapporta 37 milliards de roubles. Une économie
de 28 milliards, un emprunt forcé de 37 milliards: la population
aura donc 9 milliards de moins à dépenser cette année. Ainsi, le
despotisme et la naïveté des observateurs étrangers permettent de
camoufler la baisse de consommation qu'entraînent les nécessités du
réarmement.
L'épargne forcée
En 1949 et en 1950, les baisses de prix
avaient représenté beaucoup plus que les montants des emprunts (110
milliards contre 31 en 1950). En 1951, il y avait eu à peu près
égalité (34 milliards de roubles des deux côtés), cette année,
l'inégalité s'accuse au profit des emprunts. De 1948 à 1950, il y a
eu incontestablement un relèvement du pouvoir d'achat, d'autant
plus nécessaire que la chute avait été plus profonde pendant les
hostilités et au cours des années qui suivirent. Malgré tout,
d'après les calculs des experts les plus qualifiés, le salaire réel
n'a pas encore retrouvé aujourd'hui le niveau d'avant-guerre et
celui-ci, à son tour, était inférieur à celui de 1928, avant les
plans quinquennaux. Que dirait-on d'un régime, s'il était
capitaliste, qui, en une vingtaine d'années, accumule une énorme
industrie lourde mais en abaissant la consommation de l'ensemble de
la population?
En Union soviétique, les baisses de prix
sont pratiquées sans difficulté en raison de la part que
représentent les impôts indirects dans les recettes totales de
l'État. La taxe sur le chiffre d'affaires a fourni 247,3 milliards
de roubles en 1948, 245,5 en 1949, 236 en 1950, 247 en 1951, soit
60, 59, 56 et 53% du total des recettes budgétaires. Pendant la
même période, l'impôt direct sur les revenus personnels rapportait
33,2, 33,7, 35,8 et 43,4 milliards de roubles. Quand on se rappelle
que l'échelle des salaires, en U.R.S.S., s'élève de 1 à 50 au
moins, on constate que la fiscalité, au rebours de ce qui se passe
dans les pays capitalistes, respecte et consacre les inégalités de
revenus. On ne s'étonnera pas, dans ces conditions, que, sur les
tissus de coton, la taxe du chiffre d'affaires se soit élevée à 66%
en 1949, à 61%, en 1950 et 1951 du prix de la marchandise.
Ce système donne incontestablement aux
pouvoirs des moyens d'action que les gouvernements démocratiques ne
possèdent pas. Pour réduire la consommation, point n'est besoin
d'amputer les salaires. Il suffit d'accroître encore la taxe sur
les chiffres d'affaires. Pour effacer les effets d'une baisse de
prix spectaculaire, il suffit de reprendre par l'emprunt le pouvoir
d'achat libéré par la baisse des prix. Celle-ci reste acquise, mais
les consommateurs n'en profitent qu'à partir du moment où ils ont
acquitté les emprunts, émis au milieu d'un enthousiasme organisé,
les syndicats s'engageant à prélever telle ou telle fraction des
salaires au bénéfice de l'État.
L'emploi de l'épargne
Les dirigeants soviétiques sont libres de
décider de la répartition entre les divers emplois des ressources
collectives. Qu'ont-ils fait de leur puissance?
Deux séries de chiffres permettent
d'illustrer la réponse. L'Union soviétique produisait 128 millions
de tonnes de charbon en 1937, elle en produit 280 en 1951 (aux
États-Unis, 520). Pour la fonte, les chiffres des deux années sont
14,5 et 22,1 (66 aux États-Unis), pour l'acier 17,7 et 31,3 (94 aux
États-Unis), pour le pétrole 30,5 et 42,3 (300 aux États-Unis),
pour l'électricité 36,4 milliards de kw.-h. et 102,6 (aux
États-Unis, 360). En d'autres termes, la progression a été
impressionnante en ce qui concerne l'industrie lourde, bien que
l'avance américaine demeure considérable.
Considérons maintenant les industries
légères: la production de cotonnades, de 1937 à 1951, passe de 3,4
milliards de mètres à 4,6. Celle des lainages passe de 105 millions
de mètres à 188, celle des chaussures de 164 millions de paires à
239. Ces chiffres représentent respectivement 72%, 68% et 91% des
prévisions
de 1937. Les objectifs qu'on avait fixés pour le premier plan
quinquennal étaient supérieurs aux résultats effectifs de
1951.La conclusion s'impose d'elle-même. Maîtres
de l'économie nationale tout entière, les chefs du parti communiste
ont poussé plus loin qu'aucun gouvernement capitaliste ne l'a
jamais fait la théorie qu'il convient de sacrifier les générations
actuelles aux générations futures, la consommation des vivants à la
puissance de la collectivité.
Les dépenses militaires ont également
absorbé une part importante des ressources nationales. Si nous nous
en tenons aux chiffres soviétiques officiels, les dépenses
militaires directes se seraient élevées à 56,8 en 1940, et, de 1946
à 1951, à 73,6, 66,3, 79,2, 82,9 et 96,4, chiffres qui confirment
ce que nous avons souvent indiqué: l'Union soviétique n'a jamais
relâché son effort dans l'après-guerre, en dépit du désarmement
massif auquel avaient procédé Grande-Bretagne et États-Unis. Les
dépenses militaires directes montaient, en 1938, à 59,3% du total
des investissements, proportion qui atteignait 103,4% en 1939 et
132,1 en 1940. Cette proportion, qui était de 69,5 en 1950,
s'élève, en 1951, à 77,5. À en juger par cette comparaison,
l'effort actuel d'armements serait proportionnellement plus modéré
que dans les deux années qui se sont écoulées entre Munich et la
guerre, mais aussi plus accentué que dans les années antérieures à
1938: la préparation militaire se serait accélérée, sans atteindre
la vitesse maximum.
Ajoutons que ces derniers chiffres, que
nous empruntons au
Bulletin économique pour l'Europe
, présentent un caractère aléatoire. En effet, dans les
investissements, une fraction, difficile à déterminer exactement,
correspond à des grands travaux stratégiques et, parmi les dépenses
sociales et culturelles, une fraction correspond également à des
dépenses militaires (recherche scientifique, énergie atomique,
formation militaire et prémilitaire). Si l'on ajoute certains fonds
budgétaires à un emploi non précisé, les 113,8 des dépenses
militaires avouées sur un budget total de 476,9 milliards
paraissent bien loin de constituer le total des sommes consacrées
par l'Union soviétique à son effort d'armement. Même ce chiffre
équivaudrait déjà à plus de 23% d'un budget total qui englobe à peu
près les 9/10 du revenu national.Jamais gouvernement n'a marqué plus
d'indifférence au niveau de vie des masses que ce gouvernement qui
se déclare socialiste. Cette conclusion n'a aucune prétention à
l'originalité: on la rappelle quand les observateurs superficiels
s'extasient sur les baisses de prix et oublient les emprunts
forcés.