La formation des maîtres du second degré
Le Figaro
6 janvier 1972
Le ministre de l'Éducation nationale a
dessiné les grandes lignes d'une réforme de la formation des
enseignants des lycées et collèges d'enseignement secondaire (CES).
Comme chacun pouvait s'y attendre, le projet a reçu un accueil
défavorable de la part des syndicats d'enseignants ou des
associations d'étudiants. Mise à part la
société des agrégés
qui a salué la survie de l'agrégation, gauchistes, communistes,
autonomes, réformateurs ont trouvé plus à critiquer qu'à louer dans
le schéma du ministre.Comment pourrait-il en aller autrement? La
réforme tient compte des résistances prévisibles, des innombrables
groupes de pression qui, régulièrement, s'opposent à toute
modification du
statu quo
. Les uns jugent que l'unification du corps enseignant ne va pas
assez loin, mais la suppression de la dualité capes-agrégation, à
mes yeux souhaitable, aurait soulevé une tempête. D'autres estiment
que la sélection des futurs enseignants au niveau du DUEL et du
DUES (après les deux années du premier cycle universitaire) est
prématurée; d'autres formulent le reproche contraire puisque le
choix des étudiants admis dans les IPES (instituts pédagogiques de
l'enseignement secondaire) se faisait un an plus tôt. D'autres
craignent que le concours d'entrée dans les centres de formation
professionnelle des maîtres (CFPM) ne décèle pas les aptitudes des
futurs enseignants, le professeur de mathématiques devant
probablement, selon les conceptions de ces doctrinaires, posséder
les qualités d'un chef scout ou d'un animateur de colonies de
vacances.Refusons les facilités de ce jeu de
massacre et prenons pour point de départ la question rituelle: de
quoi s'agit-il?
Deux idées, me semble-t-il, commandent le
projet du ministre.
Tout d'abord la disproportion actuelle
entre le nombre des candidats au CAPES ou à l'agrégation et le
nombre des places offertes au concours condamne des dizaines de
milliers d'étudiants à l'échec au bout de cinq années à
l'université; ces études ne les préparaient à rien d'autre qu'au
métier d'enseignant. Leur faire croire qu'il y aura un poste
d'enseignant pour tous, c'est les tromper ou du moins les laisser
dans l'ignorance des débouchés. Une première sélection, deux ans
après le baccalauréat, de futurs enseignants, ceux-ci représentant
un pourcentage important du nombre des postes disponibles trois ans
plus tard, aurait une double vertu; elle équivaudrait à une
opération "vérité", elle permettrait aux étudiants de connaître
leurs chances; elle inciterait les universités à l'innovation, à la
recherche d'enseignements non classiques qui conduiraient à
d'autres métiers que celui d'enseignant.
En deuxième lieu, le ministre souhaite unir
plus étroitement dans les CFPM l'acquisition de connaissances et
l'apprentissage pédagogique. Les étudiants admis passeraient à
l'université des examens de licence et de maîtrise et recevraient
dans les centres une formation pratique plus poussée, mieux
intégrée à leurs années d'études, que celle que reçoivent
aujourd'hui les titulaires du CAPES théorique.
Ces deux idées me paraissent
fondamentalement justes et, avant d'examiner les détails du projet
sur lesquels la discussion peut et doit s'engager, les critiques
devraient répondre à la question: oui ou non les faits sur lesquels
se fonde le projet sont-ils vrais? Les objectifs qu'il vise
sont-ils judicieux? À ces deux questions, je donne personnellement
une réponse affirmative.
Reprenons quelques-uns des chiffres que
cite la note d'information du ministère. En 1969, le nombre des
postes offerts au CAPES s'élevait à 5.389, le nombre des candidats
à 28.682, en 1970 ces deux nombres s'élèvent respectivement à 6.762
et 39.001, soit une augmentation respective de 25,5% et de 36%; le
nombre des admis a progressé de 26,8%. Entre 1969 et 1971, le
nombre des candidats à l'agrégation s'est accru de 41%, celui des
admis de 15%. En d'autres termes, pour la majorité des étudiants,
surtout de lettres, les concours de recrutement des enseignants -
concours extérieurs aux universités elles-mêmes - constituent
l'aboutissement normal des années d'études, la condition de l'accès
à la carrière d'enseignant, seule carrière ou presque à laquelle
semblent préparer les examens de licence et de maîtrise dans nombre
de disciplines.
La réforme n'instaure pas le
numerus clausus
, elle ne modifie pas le rapport entre le nombre des postes et
celui des candidats. Elle constate le rapport existant entre postes
offerts et candidats. À partir de cette constatation, une
discussion s'impose: ou bien on s'accommode de cette situation, la
sélection est reportée au terme des études, la formation
pédagogique, sanctionnée par le CAPES pratique (obtenue par tous
les titulaires du CAPES théorique) est acquise dans l'exercice du
métier et dans les centres pédagogiques régionaux (CPR). Ou bien on
s'efforce de répondre à une demande qui obtenait, ou semblait
obtenir, il y a trois ans, les suffrages de presque tous: afin
d'atténuer la rigueur et les aléas des concours dans lesquels les
jurys doivent retenir un candidat sur six, afin de ne pas prendre
en considération exclusivement les connaissances des candidats, on
procède à une sélection d'une partie des futurs enseignants au bout
de deux ans d'université. Admis dans les centres, les candidats
deviennent fonctionnaires-stagiaires et ils continuent leurs études
universitaires. Mais, dans le cas où ils passent leurs examens
universitaires (licences, deux certificats de maîtrise), ils
obtiennent normalement, au bout de trois ans, un CAPES qui n'est
plus un concours mais un examen, la différenciation des candidats
étant sanctionnée par des mentions et non par l'alternative du
succès et de l'échec.La difficulté essentielle du projet tient à
la nature du concours national ouvrant l'accès au CFPM. Les
épreuves ne doivent pas reproduire celles des examens
universitaires DUES ou DUEL, puisque les candidats se
présenteraient la même année aux uns et aux autres. Le rapport du
ministre énumère les qualités que le système d'épreuves devrait
permettre de discerner "capacités intellectuelles générales
(logique, discernement, pouvoir de synthèse), familiarité avec les
méthodes propres aux disciplines du concours, aptitude à la
communication (savoir exposer, résumer, expliquer, convaincre),
équilibre mental et psychique, éventuellement expérience éducative
ou para-éducative".
Les épreuves décisives, dans cette
conception, seraient orales. Épreuves pour les candidats mais aussi
pour les examinateurs. Chacun reconnaîtra la difficulté du
diagnostic. Mais les mêmes qui dénoncent, depuis des années, la
sélection des enseignants d'après le seul critère des
connaissances, se hâtent de dénoncer, avant même qu'elle commence,
l'expérience d'un autre mode de sélection. Aucune des écoles de
pensée ne trouve, dans ce projet, complète satisfaction. Toutes les
écoles ensemble peuvent probablement en paralyser la mise à
exécution. On s'en tiendrait donc à la situation présente. Or
celle-ci me paraît pire que celle qui résulterait de la réforme.
Bien plus, toutes les écoles devraient admettre ce jugement puisque
toutes obtiennent, dans ce projet, satisfaction partielle.