La chute de la livre sterling. Crise de
régime
Le Figaro
27 octobre 1976
La livre sterling, hier, à Paris, est restée à
un moment au-dessus des huit francs tandis que le dollar
s’inscrivait à nouveau à un cours supérieur à cinq francs.
Raymond Barre a déclaré, mardi après-midi: «La
monnaie française se stabilisera si le pays comprend que la
politique de lutte contre l’inflation n’a d’autre objectif que
d’assurer les équilibres économiques.» Il en a profité pour
démentir tout à la fois un éventuel relèvement du taux de
l’escompte et un retour prochain du franc français dans le serpent
monétaire européen.
La livre est, dès maintenant, cotée à un
cours inférieur à celui qui répondrait à ce que les économistes
appellent parité des pouvoirs d’achat. Au cours de change actuel,
les prix intérieurs de la Grande-Bretagne se situent au-dessous de
ceux de ses principaux partenaires et concurrents. Il n’en résulte
pas pour autant que la chute de la livre va s’arrêter.
Pendant les années de la croissance
miraculeuse, l’économie britannique progressait environ deux fois
moins vite que celle des pays du continent. Depuis que l’Occident
est entré dans la phase de la grande inflation, le taux britannique
dépasse régulièrement celui des membres de la Communauté
européenne, Italie mise à part, double ou triple de celui de la
République fédérale allemande.
On ne peut pas dire que la livre restait
une monnaie de réserve; malgré tout, la place de Londres recevait
encore des capitaux des pays auparavant intégrés à la zone
sterling. Depuis longtemps, le gouvernement britannique, en théorie
et en paroles, souhaitait se libérer de cette charge. En fait, il
avait donné une garantie de change, il y a une dizaine d’années, à
une fraction des balances sterling. En permanence, il doit
maintenir des taux d’intérêt tels que les possesseurs de livres ne
soient pas tentés de les retirer: il faut que l’écart entre les
taux d’intérêt à Londres et les taux d’intérêt pratiqués ailleurs
suffise à compenser les pertes prévisibles de change. À partir d’un
certain manque de confiance, aucun taux d’intérêt ne parvient à
rassurer les détenteurs de sterling.
Les déclarations de M. James Callaghan,
invitant les États-Unis et la République fédérale allemande à se
substituer au Royaume-Uni, relèvent de la diplomatie ou de la
psychologie. Le Premier britannique s’exprime comme si la place de
Londres assumait une responsabilité dans l’intérêt commun, comme
s’il incombait désormais à d’autres de se substituer à elle. Il
sait bien que les autorités de Bonn ne souhaitent pas que le mark
remplisse la fonction de monnaie de réserve, bien qu’elle ne puisse
empêcher les possesseurs de capitaux d’acheter du mark en prévision
de la hausse du cours de celui-ci. Quant aux autorités américaines,
elles ne feront rien ni pour attirer ni pour détourner les capitaux
chassés de Londres par l’effondrement de la livre.
Les banques anglaises ont pratiqué
longtemps ce que l’on appelle transformation. Elles recevaient des
fonds à plus ou moins court terme, et investissaient au dehors à
long terme. Si les investissements résultaient d’un choix heureux,
ceux-ci constituaient une source d’enrichissement pour les banques
et pour le pays. Encore fallait-il que le montant des fonds
étrangers restât à peu près constant; faute de quoi la diminution
de ces balances entraînait une ponction sur les réserves de change.
Aujourd’hui, celles-ci équivalent à peu de chose près aux balances
sterling (quelque six milliards de livres).
À moins de prêts extérieurs, la fuite
devant la livre risque d’entraîner une baisse des réserves qui
accroîtrait encore la défiance.
Ce qui est en question à l’heure présente,
c’est le prêt de trois à quatre milliards de dollars dont le
Royaume-Uni a besoin pour l’année 1977. À quelles conditions le
Fonds monétaire international accordera-t-il ce prêt? Ces
conditions seront-elles acceptables au gouvernement, et surtout au
parti travailliste? Quel scénario doivent souhaiter les amis de la
Grande-Bretagne, ceux aussi qui craignent la dislocation de la
Communauté européenne et le repli de chaque État sur une forme
nouvelle de protectionnisme?
La crise actuelle de la Grande-Bretagne,
malheureusement déjà prévisible au moment de l’adhésion au Marché
commun, porte un coup de plus à la Communauté européenne et
compromet la fragile reprise de l’économie mondiale. Les pays
d’Europe occidentale, clients et fournisseurs les uns des autres,
constituent une unité; le malheur de l’un ne fait pas le bonheur de
l’autre. Si un des pays se ferme, les exportateurs ressentent
ailleurs le choc des marchés perdus. La sous-évaluation de la livre
favorise, pour une période très courte, les exportations
britanniques; la relance de l’inflation efface bientôt cet avantage
temporaire. La politique agricole commune devient un casse-tête
chinois, peut-être même la fiction de cette P.A.C. deviendra-t-elle
impossible à maintenir.
On incline donc à conseiller aux deux États
dominants, États-Unis et Allemagne fédérale, de venir au secours de
la livre et de l’économie britannique, de consolider les balances
sterling pour permettre un abaissement des taux d’intérêt et pour
éviter la conjonction, au cours de la prochaine année, d’une
réduction d’activité et d’une inflation de 15%. Le commentateur
hésite malgré tout: ces expédients, déjà presque traditionnels, ne
prolongeront-ils pas un glissement fatal?
La crise de la livre a pour cause profonde
le manque de confiance, commun aux opérateurs sur tous les marchés,
dans la résolution des gouvernements britanniques, qu’ils soient
travaillistes ou conservateurs, d’imposer des réformes faute
desquelles nul redressement n’est possible. Aucun des deux partis
ne s’appuie sur une majorité dans le pays. Aucun d’eux ne
représente une politique définie. Ils n’envisagent pas de
gouvernement de coalition; personne ne connaît l’homme qui
présiderait un gouvernement de coalition capable d’agir, et non
paralysé par les dissensions internes.
Dans ses négociations avec le F.M.I. ou les
gouvernements de Washington et de Bonn, James Callaghan ne dispose
que d’un argument: sa propre faiblesse. Une baisse ultérieure de la
livre, un chômage qui obligerait à fermer les frontières et à
tenter l’expérience d’une sorte socialisme national, répandraient
l’inquiétude à travers toute l’Europe.
En sens contraire, beaucoup de Britanniques
et d’observateurs étrangers penchent non vers la politique du pire
mais vers ce que l’on appellera l’épreuve de vérité. Seule une
minorité parmi les dirigeants envisage un changement radical de
cap, l’État et les syndicats prenant les décisions majeures, et les
chefs d’entreprise laissant, pour l’essentiel, leurs
responsabilités à d’autres. La majorité du parti travailliste et du
parti conservateur vise le même objectif: rester à l’intérieur de
l’ensemble européen et atlantique, réduire les dépenses étatiques,
restaurer les conditions nécessaires aux investissements, à
l’économie de marché, à la productivité du travail. Mais ils ne
peuvent ni ne veulent constituer ensemble un gouvernement. Le
régime britannique, à son tour, encore que dans un style différent
de celui de l’Italie et de la France, est grippé ou crispé.
Le Royaume-Uni ne surmontera la crise
économique dont tout le monde parle qu’en résolvant la crise
politique que personne ne veut voir.