Le référendum dans la République
Le Figaro
16 juin 1962
"Cet accord direct entre le peuple et celui
qui a la charge de le conduire est devenu, dans les temps modernes,
essentiel à la République." Ainsi s'est exprimé, dans sa dernière
allocution, le général de Gaulle, et cette phrase a été interprétée
par les commentateurs comme l'annonce d'une réforme
constitutionnelle au terme de laquelle le Président de la
République serait élu non par les 80.000 grands électeurs, mais par
tous les citoyens. La phrase finale du discours, l'allusion au
suffrage universel et aux moyens d'assurer que "la République
puisse être forte, ordonnée et continue" ont paru confirmer cette
interprétation.
En fait, aucune des formules employées par
le général de Gaulle n'implique une telle réforme ou même un
référendum comme ceux de 1961 ou de 1962. Aussi est-il préférable
de ne pas spéculer sur les intentions du chef de l'État et de
réfléchir sur les méthodes propres à maintenir "le contact direct"
entre le pouvoir et le pays, contact qui est effectivement
souhaitable, sinon nécessaire à notre époque.
On peut distinguer deux méthodes, l'une et
l'autre légitimes: le référendum et l'élection. Nul ne peut
discuter l'orthodoxie démocratique du référendum à la seule
condition que celui-ci ne soit pas laissé à l'arbitraire du
pouvoir. Les électeurs suisses sont appelés fréquemment à se
prononcer sur un projet de loi, mais l'initiative du référendum
peut être prise par les citoyens aussi bien que par les
gouvernants. De plus, le vote populaire porte sur un projet de loi
et sur un seul.
Les républicains ont été, en France, depuis
le second Empire, farouchement hostiles au référendum, surtout en
raison de souvenirs historiques. Louis-Napoléon avait joué du
plébiscite contre les Assemblées. Après le coup d'État de 1851, il
avait obtenu une approbation massive de ses actes, c'est-à-dire de
la dissolution de l'Assemblée nationale et de l'établissement d'un
régime autoritaire. Les républicains en avaient conclu qu'il était
dangereux d'accorder au chef de l'État le droit de s'adresser
directement au peuple, par-dessus la tête de ses représentants.
Enfin, la question posée en 1870 avait été formulée de telle sorte
qu'il était impossible d'approuver les réformes libérales sans
approuver en même temps le régime impérial, ce qui avait provoqué
l'indignation des ennemis de Napoléon III.
Le général de Gaulle s'est ingénié, depuis
1958, à ranimer les inquiétudes traditionnelles des républicains.
Lui aussi, il a demandé une seule réponse à deux questions. Lui
aussi, il a donné au référendum le caractère d'un dialogue entre
"chaque Français et chaque Française" et le général de Gaulle
lui-même, le
oui
s'adressant à une personne et
non
à un texte législatif.Si l'on avait voulu introduire en France le
référendum législatif, il aurait été facile de le faire. Il
suffisait de prévoir que le texte de la question posée serait
soumis au Conseil constitutionnel et que ce dernier aurait le droit
d'y apporter des corrections afin de le rendre parfaitement clair.
On aurait pu accorder également à un nombre donné de parlementaires
(et non pas à la seule "proposition conjointe des deux Chambres")
ou de citoyens le droit de demander un référendum sur un projet de
loi. Faute de ces garanties, parce que la formule "sur proposition
du gouvernement" incluse dans l'article 11 de la Constitution a été
vidée de sa signification par la subordination du premier ministre
au Président de la République, la Ve République s'est orientée dans
le sens non de la pratique suisse mais de la pratique bonapartiste.
Ce n'est pas un projet de loi qui est en question, mais un homme et
sa politique.
Aussi longtemps que les citoyens répondent
oui, la méthode semble propre à renforcer le pouvoir. Mais le jour
où ils répondraient non, une crise de régime s'ouvrirait.
Il est loisible de plaider que le
plébiscite est conforme à l'idée démocratique, puisque chaque
citoyen adresse directement sa réponse au chef de l'État. Mais
aucun des grands pays d'Europe occidentale ne connaît le référendum
ou le plébiscite, soit que l'on veuille éviter le risque du désaveu
que les électeurs pourraient infliger à leurs propres
représentants, soit que l'on redoute l'usage qu'un homme pourrait
faire de l'appel au peuple contre les institutions.
En Grande-Bretagne comme aux États-Unis, la
stabilité constitutionnelle a pour fondement l'harmonie entre le
système des partis et la procédure électorale.
Constitutionnellement, le Président américain est élu par de grands
électeurs et, en fait, il doit être choisi d'abord par la
convention d'un parti. Mais les intermédiaires, bien loin
d'affaiblir l'autorité du Président élu, garantissent à ce dernier
le soutien d'une importante fraction de la classe politique. En
Grande-Bretagne, le premier ministre n'est élu que par une
circonscription, mais, chef d'un des partis, il est pour ainsi dire
consacré par l'ensemble du corps électoral.
Toute la question est donc de savoir si, en
France, faute d'un système de partis organisé, le chef de l'État a
besoin d'être investi et, de temps à autre, confirmé par le
suffrage universel. Mon propos n'est pas de discuter, une fois de
plus et après tant d'autres, des avantages et des inconvénients du
régime présidentiel. Dans le cadre de la Constitution de 1958,
l'élection au suffrage universel du Président de la République me
paraît inacceptable. Le Chef de l'État dispose déjà de prérogatives
immenses, que le général de Gaulle a, en fait, étendues
démesurément. Si l'élu du peuple tout entier a, en plus, le droit
de dissoudre l'Assemblée nationale, il est à craindre que la
monarchie sous laquelle nous vivons cesse d'être parlementaire. En
revanche, du jour où le Président de la République renoncerait au
droit de dissolution, l'élection du Président au suffrage universel
ne serait pas incompatible avec des institutions représentatives.
Encore une Constitution de type américain, en France,
comporterait-elle un danger de conflit insoluble entre deux
pouvoirs dont aucun ne pourrait contraindre l'autre.
En tout cas, la révision constitutionnelle
ne saurait être objet d'un référendum à moins qu'elle n'ait été
approuvée par les Chambres. Si le Président de la République
invoquait l'article 11 de la Constitution de 1958 en négligeant
l'article 89 du titre XIV afin de proposer au pays l'élection du
Président au suffrage universel, il se rendrait coupable d'une
violation éclatante de la Constitution. Je me refuse à lui en
prêter le projet.