Les incertitudes du socialisme
Le Figaro
30 avril 1948
Les élections sont souvent plus
raisonnables que les chefs politiques. La défaite totale du parti
socialiste, qui avait suivi Nenni dans le camp de Togliatti et du
Kominform, m'en paraît une preuve éclatante.
On peut spéculer indéfiniment sur le destin
du socialisme qui, un peu partout, rallie les sympathies des hommes
de bonne volonté et perd les suffrages des masses populaires. Mais
il faut commencer par reconnaître les faits. Il n'y a pas de place
pour les socialistes-communisants, condamnés à la mort politique.
Il y a certainement place pour les socialistes non communistes,
mais ceux-ci ne sont encore assurés ni de leur doctrine ni de leurs
troupes.
L'impossible collaboration
Quand la première Constitution fut
repoussée par le pays, j'avais suggéré à mes amis socialistes (qui
venaient de faire une campagne, au reste timide, aux côtés des
communistes) qu'ils étaient sauvés par leur défaite. S'ils
l'avaient emporté, ils auraient été entraînés à un tête-à-tête avec
le parti-frère. Or l'aboutissement de l'unité d'action est
impitoyablement fixé à l'avance: les événements de Prague en ont
marqué une modalité et les élections italiennes une autre. D'un
côté du rideau de fer, la collaboration se termine par la fusion,
de l'autre par la perte de la clientèle; dans les deux cas, par
l'écrasement des moins révolutionnaires par les plus
révolutionnaires, des 50 p. 100 par les 100 p. 100.
On objectera que les socialistes de Saragat
n'ont obtenu eux aussi qu'un faible pourcentage de voix. Mais ils
n'ont disposé ni du temps ni de l'organisation nécessaires. Et,
malgré tout, dans l'Italie du Nord, c'est-à-dire dans les régions
les plus avancées, ils ont recueilli un million et demi de voix.
C'est dans les régions pauvres et précapitalistes du Sud que la
brutalité de la lutte sociale ne laissait pas de chance aux groupes
intermédiaires. Même pour ramener à lui les ouvriers d'industrie,
le socialisme doit affirmer son indépendance et ne pas transiger
sur la sauvegarde de la liberté.
Si la Russie soviétique est l'image de la
société voulue par les marxistes, si l'enjeu actuel de la lutte est
la collectivisation des moyens de production, alors les communistes
ont raison et les électeurs préfèrent légitimement ceux qui sont
durs et vont jusqu'au bout de leur pensée et de leur action à ceux
qui leur font cortège avec crainte et tremblement. En revanche, si
l'enjeu décisif est la sauvegarde des quelques libertés et de la
personne, à l'âge des machines et de la bureaucratie, si la société
soviétique a créé certaines institutions conformes aux doctrines
marxistes, mais renié l'inspiration profonde, la volonté de liberté
du marxisme, alors les compagnons de route sont des aveugles ou des
sots. Entre ces deux interprétations, il faut choisir.
Ce que les Européens de l'Ouest, ce que les
bourgeois, les paysans, les intellectuels, les artisans, les
ouvriers même, refusent en majorité, ce ne sont pas les réformes
agraires ou la nationalisation de certains secteurs industriels,
c'est la police politique et la mise au pas, éléments constitutifs
de tous les régimes imposés aux pays satellites. La technique
d'action de partis communistes préfigure les traits distinctifs des
démocraties populaires. Certes, tantôt M. Thorez tend la main,
tantôt il ferme le poing. Mais les variations tactiques ne
modifient pas l'objectif constant: la prise du pouvoir total. Nulle
part, quand ils ont remporté la victoire, grâce à la présence
directe ou indirecte de l'armée rouge, ils n'ont consenti à un
partage de l'autorité.
Les électeurs ont perdu toute illusion: les
socialistes qui s'obstinent à en conserver sont les justes victimes
de la clairvoyance de leurs troupes.
Les chemins possibles
Une fois la rupture reconnue, quelles sont
les attitudes possibles? Il y en a trois qu'adoptent des fractions,
inégalement nombreuses, de militants socialistes.
La première consiste à devenir communiste
en acceptant l'unité d'action: c'est la voie qu'emprunte la
Bataille socialiste
et quelques petits groupes, plus riches de paroles que
d'adhérents.La deuxième est celle du Rassemblement
démocratique révolutionnaire qui, querelles de personnes et
d'organisation mises à part, est une variété du trotzkysme. On
reprend contre les communistes les mots d'ordre, anciens et
vénérables, de la révolution sociale. On prétend déborder les
communistes sur leur gauche, débaucher une partie de leurs fidèles
et accomplir, dans et par la liberté, une révolution aussi ou même
plus radicale que celle que souhaitent les communistes. Cette prise
de position est susceptible de satisfaire quelques intellectuels,
qui se retrouvent en ces zones incertaines où
Franc-Tireur
voisine avec Saint-Germain-des-Prés. Au moins, dans l'actuelle
conjoncture politique, le R.D.R. n'a qu'une faible chance de
s'élargir en un parti de masses. On ne fait pas une révolution par
des procédures démocratiques. Ceux qui ont l'obsession d'un
bouleversement révolutionnaire renoncent sans peine à la
démocratie, ceux qui sont attachés à la démocratie redoutent un
bouleversement révolutionnaire.Les partis socialistes adoptent donc en
majorité la troisième attitude: prendre leur part du gouvernement,
en se résignant à collaborer avec les démocrates-chrétiens et les
partis modérés. Cette tactique est, momentanément, la seule qui
puisse être efficace quelles que soient les servitudes qu'elle
impose.
Révision doctrinale
Toute la question est de savoir ce que les
socialistes peuvent faire dans les gouvernements de coalition et
quelles idées ils doivent répandre.
Leur faiblesse, sur le plan de la
propagande, tient au désaccord fondamental, entre le langage qu'ils
emploient, les théories dont ils se réclament et l'origine sociale
de leur clientèle et de leurs dirigeants. Ils s'appellent eux-mêmes
section française de l'Internationale ouvrière, alors qu'il n'y a
pas d'Internationale ouvrière, que leurs électeurs sont en majorité
fonctionnaires, intellectuels, paysans, en bref petits bourgeois
mais non ouvriers. Ils emploient le langage révolutionnaire alors
qu'ils songent à tout, sauf à une révolution.
Leur faiblesse, sur le plan de l'action,
tient à leur attachement de principe à certaines techniques, sous
prétexte qu'elles sont plus ou moins liées à leur doctrine. On
devrait juger les mérites respectifs de la gestion privée et
publique selon les secteurs, selon l'opportunité, selon
l'expérience et non pas en fonction d'une métaphysique de
l'Histoire. On ne devrait pas proclamer que la répartition
administrative des produits vaut mieux que les mécanismes du marché
mais, empiriquement, choisir ceux-ci ou celle-là, d'après l'état
des ressources et les circonstances. On gagnerait d'autant plus à
renoncer à de faux dogmes qu'en fait on ne les respecte pas: ce
sont des ministres socialistes qui ont, à l'automne de 1945,
démantelé le dirigisme agricole, en supprimant les commissions
d'achat de la viande.
Systématiquement partisans d'élargir les
fonctions de l'État, les socialistes sont systématiquement hostiles
à toute réforme de pratiques constitutionnelles, plus adaptées à la
société française de 1890 qu'à celle de 1948. D'où les perpétuels
désaccords entre les programmes des congrès et les décisions du
groupe parlementaire et des ministres, d'où l'État monstrueux, dont
nous suivons chaque jour la croissance et l'affaiblissement.
Et, pourtant, ni la révision de la
doctrine, ni celle de la tactique ne dépasserait les forces
humaines. Le marxisme voulait libérer les hommes de toutes les
oppressions, il n'est pas réalisé mais trahi par un régime qui les
livre sans défense à une bureaucratie tyrannique. Un parti qui se
veut révolutionnaire, mais qui est incapable de faire une
révolution, ne devrait-il pas être au moins animé par l'impatience
des réformes?
Il ne s'agit pas de se peindre en rouge vif
ni de rivaliser avec les démagogues au jeu stérile des surenchères
verbales. Il s'agit de comprendre ce que l'on est et de faire ce
que l'on dit.