Stérilité du compromis
Combat
5 septembre 1946
Si l'art du compromis constitue l'essence
de la démocratie, comme on dit parfois, nul régime, en vérité,
n'est plus démocratique que la IVe République à la recherche d'une
Constitution. Et M. Vincent Auriol, dont la persévérance force
l'estime, aura bien mérité d'en devenir le premier magistrat.
Le compromis qu'a suggéré le président de
l'Assemblée, si l'on se réfère aux positions actuelles des trois
partis, passera pour équitable. (Il n'en serait pas de même si l'on
revenait aux thèses initiales.) Le MRP ne lui a pas fait mauvais
accueil, sauf sur le mode d'élection des membres du Conseil de la
République, modalité dont l'importance reste à démontrer, étant
donné les médiocres pouvoirs reconnus à la "Chambre de réflexion".
Les communistes montrent plus de froideur, mais cette réserve fait
partie du jeu. On gagne d'autant plus, au bout du compte, que l'on
se refuse plus longtemps aux concessions.
Si nous nous sentons incapables de prendre
trop au sérieux ces délibérations laborieuses, c'est que, en fait,
la cause est entendue. Les conceptions du parti communiste et du
parti socialiste l'ont emporté, en dépit de leur défaite du 5 mai.
Pour l'essentiel, la nouvelle Constitution ressemble à la
précédente comme une sœur. Léon Blum l'a démontré et les
communistes le savent bien.
Ces derniers dénonçaient à grands cris le
néo-bonapartisme. En réalité, leur comédie d'opposition ne pouvait
avoir que deux buts. Le chef de l'État, bien que ses pouvoirs
fussent limités, n'était plus tout à fait une potiche ou une boîte
aux lettres. Comme le bruit d'une candidature du général de Gaulle
circulait, les communistes étaient soucieux de diminuer encore les
fonctions du futur président de la République. Par sa déclaration
récente, le général de Gaulle vient de faire savoir qu'il ne se
résignerait pas à finir sa carrière en successeur d'Albert Lebrun.
Du coup, le premier objectif tombe.
On prêtait aussi aux communistes le désir
d'embarrasser les socialistes en les amenant à prendre, aux côtés
du MRP, la responsabilité d'une Constitution qui aurait été
repoussée par le parti de la Renaissance française. Mais le
renversement des fronts, provoqué par le désaccord entre le premier
résistant de France et le parti de la fidélité, rend presque
impossible une telle tactique. Qui en serait dupe?
Dès lors, rien n'empêche d'arriver, entre
les trois partis, à un accord auquel le pays se résignera. Mais le
compromis ne représentera à aucun degré une synthèse, il ne sera
même pas à égale distance des doctrines opposées. Pour le fond, les
uns l'auront emporté. Bien plus, on n'aura pas progressé d'un pas.
La politique française, dotée d'une Constitution définitive, sera
chargée de la même hypothèque: le règne de partis, également
incapables de conjuguer leurs efforts ou de se séparer.
Je crains que, trop souvent, la diplomatie
française ne joue un rôle comparable à celui de M. Vincent Auriol,
avec des résultats guère plus satisfaisants. L'axiome premier de
notre politique étrangère est que nous ne devons pas prendre parti.
Soit! Mais, alors, que faisons-nous?
Quand l'objet de la querelle ne nous
intéresse pas directement, nous nous bornons à imaginer une
solution moyenne. Trieste ne sera ni italienne ni yougoslave; elle
sera internationale, avec participation italienne et yougoslave.
Cette solution est-elle juste? Est-elle viable? Personne ne s'en
soucie. Il est fâcheux que les deux intéressés nous reprochent
notre initiative. Mais le pire, c'est que nous n'ayons pour nous
défendre que des arguments d'opportunité. Quand on n'a pas la
force, mieux vaut se réclamer d'une idée. L'abstention pure et
simple eût été préférable.
Quand l'objet de la querelle nous touche
directement, comme dans le cas de l'Allemagne et de l'unification
des zones occidentales, nous nous réfugions dans la solitude. Pour
ne pas choisir, nous proposons une méthode qu'aucun des trois
Grands n'accepte. Or, sans faire de choix total et définitif, il
reste que notre zone d'occupation est englobée dans les zones
anglaise et américaine. Il nous faudra bien traiter avec nos
voisins, si un accord général n'intervient pas. Nous ne pouvons pas
indéfiniment nous contenter de ne pas nous faire d'ennemis: nous
devons nous faire des alliés.
Le compromis, qu'il soit moyenne, fuite ou
nègre-blanc, ne résout rien; il n'a qu'une justification: le
moindre mal. Mais une politique qui se justifie exclusivement par
les maux qu'elle évite est vouée à la stérilité. Un pays ne trouve
pas son unité à force de craindre ses divisions.