Les implications de la liberté des relations
internationales
Le Figaro
8 mai 1959
Le retour des capitaux, provoqué par la
réforme financière, la stabilité politique et la dévaluation à
froid a décisivement contribué à l'amélioration de la balance des
comptes extérieurs(1). C'est parce qu'ils méconnaissaient l'importance
des mouvements de capitaux dans un monde où le contrôle des changes
a cessé d'être efficace que nombre d'experts recommandaient des
mesures dites sélectives et refusaient la réduction globale de la
demande, indispensable à la restauration de la monnaie et de la
confiance.
Le succès obtenu, qui demeure précaire tant
qu'il n'aura pas été confirmé par la durée, n'a pas désarmé tous
les critiques - ce qui est normal puisque cette politique, comme
toute autre, présente des inconvénients. L'objection que l'on
entend le plus souvent est celle des risques pour l'avenir: comment
fonder le redressement sur une base aussi mouvante que la
psychologie des détenteurs de francs? Les capitaux revenus
repartiront à la première alerte.
Cet argument me fait penser à celui du
docteur Knock: la santé est un état équivoque qui n'annonce rien de
bon. À coup sûr, les capitaux revenus peuvent, quelque jour,
repartir. Mieux vaut cependant s'interroger sur leur possible
émigration que déplorer leur fuite actuelle. Un malade en voie de
guérison est exposé à une rechute: est-ce une raison pour ignorer
l'efficacité provisoire de la cure?
Il y a plus. Les mouvements de capitaux ne
sont pas entièrement irrationnels et imprévisibles. Sur les quelque
900 millions de dollars récupérés, les capitaux, migrateurs par
vocation, en quête du taux d'intérêt le plus élevé ou des profits
de manipulations monétaires, ne représentent qu'une faible
fraction. Les devises légalement détenues par les exportateurs et
récemment rapatriées, les sommes placées en compte à l'étranger par
précaution qui appartenaient à des Français et qui constituent la
part la plus importante des retours ne fuiront pas sans motif un
franc stabilisé.
Je sais bien que d'aucuns évoqueront avec
indignation "le plébiscite quotidien des porteurs de francs". Ce
plébiscite existe et si l'on veut y échapper, il faut rompre avec
la politique suivie depuis dix ans, qui tendait à rétablir des
échanges, commerciaux et monétaires, aussi libres que possible, il
faut rompre aussi avec l'effort d'organisation européenne. Personne
ne propose une telle rupture, personne n'ambitionne les lauriers du
Dr Schacht (qui entre temps, a désavoué les pratiques dont le
mérite lui était attribué et qui se réclame désormais de
l'orthodoxie).
Une fois reconnue la liberté internationale
dans laquelle nous sommes condamnés à vivre, il importe de prendre
conscience des dangers de cette liberté pour y parer.
On pourrait songer d'abord à ce que l'on
appelle le
hot money
, les capitaux toujours placés à court terme en vue de la
spéculation. Mais il ne semble pas, au moins dans le cas de la
France, que les capitaux migrateurs posent pour l'instant un
problème grave.Une seconde crainte est celle de
"dévaluations en chaîne". Après tout, le redressement français a eu
pour cause majeure le choix d'un taux de change tel que,
provisoirement, le franc est sous-évalué. Déjà le bruit court que,
dans un autre pays du vieux continent, les milieux dirigeants
envisagent de prendre modèle sur la Ve République. L'opération
française était parfaitement légitime, elle ne devrait pas faire
école.
La véritable inquiétude concerne
l'expansion. Il était absurde, nous l'avons répété souvent ici
même, de subordonner l'équilibre intérieur et extérieur à la
poursuite de l'expansion à tout prix. Il serait déplorable que
sévit une surenchère de rigueur, chaque pays abaissant son taux
d'expansion dans l'espoir d'attirer les capitaux. La réforme
monétaire est une condition nécessaire, non une fin en elle-même.
Le but est toujours d'assurer la croissance la plus rapide
compatible avec l'équilibre de la balance des comptes.
Rien ne permet, à l'heure présente,
d'accuser les pays en excédent d'avoir causé, par une excessive
sévérité, les difficultés des pays en déficit. Le taux de
croissance de la République fédérale allemande suffit à démentir
une pareille interprétation (quelles que soient les réserves que
l'on puisse faire sur tel ou tel aspect de la politique allemande
d'importations). Mais le cas allemand est, à certains égards,
exceptionnel en raison de l'abondance de main-d'œuvre, du rôle de
l'exportation dans l'expansion industrielle et d'une organisation
commerciale unique, répandue à travers le monde.
S'il est désormais entendu que les excès
inflationnistes appartiennent au passé - et la France doit en
donner la preuve au cours des prochains mois - alors les pays
européens devront prendre l'initiative, comme le traité de Rome les
y invite, d'une coordination constante des politiques de
conjoncture. Une pareille coordination permettra d'éviter que le
souci de la stabilité entraîne un ralentissement durable de
l'expansion.
(1)
Voir la précédente page économique dans le
numéro du 2 mai.