Crise ministérielle et crise économique
Le Figaro
31 mai 1957
La crise ministérielle n'aura, dans
l'immédiat, aucune conséquence économique ou financière. Les
parlementaires n'ignoraient pas, au moment du refus de confiance,
que le gouvernement allait, d'ici peu, demander une tranche
supplémentaire d'avances de la Banque à l'État. La crise a tout au
plus avancé de quelques jours une décision inévitable.
Celle-ci, en elle-même, ne doit pas être
prise au tragique. En 1953 le gouvernement dut recourir par deux
fois aux avances de la Banque à l'État, en une période de
stabilisation des prix et de ralentissement de la vitesse de
circulation de la monnaie. Les circonstances sont autres
aujourd'hui. Le déficit des comptes extérieurs, l'excès des
dépenses publiques par rapport aux recettes sont, cette fois, à
l'origine du recours à la Banque. Les avances de la Banque ne
créent pas le danger, elles le révèlent. Elles ne justifient pas
une soudaine émotion: elles confirment, une fois de plus, le devoir
d'action.
À cet égard, conformément aux lois non
écrites de la politique française, la crise ministérielle pourrait
avoir quelque utilité. D'après les informations, le rapport de M.
Pleven mettrait l'accent sur la gravité de la conjoncture et
proposerait des mesures qui représentent un pas en avant par
rapport à celles dont M. Ramadier se contentait.
Crise intérieure de trésorerie et crise
extérieure de devises sont, de multiples manières, liées l'une à
l'autre. Elles le sont mécaniquement pour ainsi dire. Pour régler
leurs achats au dehors, les importateurs français sont amenés à
prélever sur leurs comptes bancaires. Le dégonflement des réserves
de devises du Fonds de stabilisation restreint automatiquement les
disponibilités du marché monétaire. Les mesures timides prises
contre l'inflation agissent dans le même sens.
Mais un lien économique s'ajoute au lien
mécanique. C'est l'inflation intérieure, dont la cause principale
est l'excès des dépenses sur les recettes publiques, qui est, pour
une part, responsable du déficit des comptes extérieurs. C'est ce
déficit, joint à l'inflation intérieure, qui a provoqué, par un
choc en retour, la crise de trésorerie. Les avances de la Banque à
l'État rendent évidente l'urgence d'agir simultanément contre
l'inflation intérieure et la pénurie de devises.
Telle est, semble-t-il, la conclusion, au
reste évidente, à laquelle est arrivé M. Pleven, qui paraît avoir
eu le mérite d'insister sur l'insuffisance aussi bien des économies
prévues que des impôts proposés. Chaque année, les dépenses de
l'État augmentent plus vite que le produit national brut.
Inévitablement, les lois sociales et la guerre d'Algérie,
s'ajoutant à la progression régulière des charges budgétaires, ont
élargi l'écart entre dépenses et recettes de l'État (vulgairement
appelé impasse) au-delà du seuil inflationniste. L'accumulation à
la Banque de France d'effets à moyen terme (plus de 500 milliards à
la fin de 1956) pour le financement de la construction révèle un
autre élément, à la longue dangereux, de la politique de ces
dernières années.
Plus contestable, bien que peut-être
inévitable, est la suggestion, prêtée à M. Pleven, d'une suspension
temporaire de la libération des échanges. Cette suggestion ne me
surprend pas. Elle est conforme à la logique (si l'on peut parler
ainsi) de la politique adoptée depuis dix-huit mois. Puisque, sous
prétexte de garantir l'expansion, les ministres et une fraction des
grands fonctionnaires ont refusé les disciplines du marché, ils
devaient s'acculer eux-mêmes aux méthodes pour lesquelles bien des
fonctionnaires et la plupart des socialistes ont un faible:
méthodes d'administration autoritaire. M. Pleven tire les
conséquences de ce qui a été fait ou plutôt de ce qui n'a pas été
fait, en évoquant la suspension temporaire de la libération des
échanges.
Qu'on juge ou non inévitable cette mesure
désespérée, l'essentiel n'est pas là. Il s'agit de mener une
politique telle que cette suspension, que nos partenaires
accepteront probablement sans trop de mauvaise grâce, soit
effectivement temporaire. Le risque est que le provisoire dure,
qu'une fois de plus, à la faveur d'une protection rigoureuse, nous
nous installions dans l'artifice. Les partisans raisonnables du
retour au contingentement des importations ne voient dans cette
mesure qu'une étape. Grâce au contingentement, on procédera à la
désinflation intérieure, à l'effort d'exportation, à la mise en
ordre des prix, qui, de toute manière, s'imposent.
On se résignerait à cette étape si l'on
était convaincu que nos gouvernants ne profiteront pas de la
protection administrative pour éluder les réformes indispensables.
Subventions à l'exportation et taxes à l'importation avaient été
conçues également comme une étape vers un taux de change
authentique. Ces expédients, créateurs de taux multiples du franc,
sont devenus intouchables, ils ont été intégrés, par les présidents
du Conseil successifs, à la définition du patriotisme français. M
Guy Mollet a même été plus loin en y voyant la pierre de touche de
l'intelligence.