L'université en suspens. Révolution et
restauration
Le Figaro
26 février 1969
La loi d'orientation, en elle-même, ne
comporte aucune réforme pédagogique ou scientifique. Elle constitue
l'équivalent d'une réforme constitutionnelle. Elle succède à la
chute de la Sorbonne comme la Constitution de 1790 à la prise de la
Bastille. L'article 18 qui prévoit l'intervention du ministre et du
recteur équivaut au droit de veto réservé au monarque. Les
révolutionnaires veulent dépasser la loi d'orientation à laquelle
s'accrochent les modérés dans l'espoir de mettre un terme au
processus révolutionnaire, déclenché à l'intérieur de l'université
par une minorité d'étudiants et d'enseignants. Mais cette
révolution demeure, aujourd'hui encore, chargée d'équivoques. De
quelle révolution s'agit-il? universitaire? pédagogique? politique?
culturelle? métaphysique? Volontairement ou non, tous les acteurs,
depuis le ministre jusqu'aux comités d'action, ont réussi ensemble
à créer une confusion telle que personne ne sait plus de quoi il
s'agit(1).
L'idéologie dominante, parmi les
réformateurs, dérivait du colloque de Caen: rompre les barrières
entre les facultés, supprimer les chaires magistrales, joindre
constamment recherche et enseignement, favoriser le travail
pluridisciplinaire, diviser les facultés monstrueuses, créer de
véritables universités dans lesquelles les étudiants ne seraient
pas condamnés à un choix, immédiat et fâcheux, entre sciences et
lettres, etc. Mais cette image idéalisée des universités
américaines, des meilleures d'entre elles, n'aidait en rien à
résoudre le problème essentiel de toute réforme: comment aller
d'ici à là? Comment passer de la structure actuelle à une structure
radicalement autre, même en admettant sans réserve la valeur de
l'objectif?
La loi d'orientation accordait aux unités
d'enseignement et de recherche une certaine autonomie, limitée par
le maintien des concours nationaux et la liberté d'accès des
bacheliers. Impatient de faire surgir un nouveau pouvoir légitime,
M. Edgar Faure a contraint les enseignants à improviser en quelques
semaines les "unités d'enseignement et de recherche". Quelques
centaines (six cents environ) ont vu le jour, selon des découpages
variés. Mais presque tous les découpages se situent à l'intérieur
des anciennes facultés et combinent la distinction des départements
ou sections avec celle des niveaux (cycle ou année).
Provisoirement, l'évolution va dans le sens de la balkanisation et
non dans le sens de la reconstitution des universités.
Je disais récemment à un collègue étranger,
qui a publié des études excellentes sur l'histoire de l'éducation,
que l'Université française ne redeviendrait jamais ce qu'elle était
avant mai 1968. Je songeais au rôle du ministère et aux relations
entre professeurs et étudiants. Il me répondit qu'il avait le
sentiment d'un retour à l'organisation du siècle passé. Durant le
XIXe, la France avait des écoles de droit et de médecine, des
facultés de lettres, non des universités, les anciennes ayant
disparu au moment de la Révolution. C'est la IIIe République qui a
créé les universités actuelles, avec la même volonté qu'aujourd'hui
de joindre enseignement et recherche et d'unir les facultés en un
tout (à l'époque, les universités allemandes servaient de modèles).
Les universités, en fait, n'ont guère acquis d'existence propre;
les facultés sont devenues des unités. M. Edgar Faure, à son tour,
a rêvé de véritables universités: il aboutit pour l'instant à une
poussière d'unités d'enseignement et de recherche.
Comment pouvait-il, dans l'immédiat, en
être autrement? Chacun, au milieu du tumulte, se soucie d'abord de
survivre; s'il appartient à un secteur relativement tranquille, il
se gardera comme de la peste d'une association avec un secteur
agité par les contestataires. Même en période tranquille, il aurait
fallu de longues réflexions et négociations pour créer, par entente
mutuelle entre les participants, des unités originales.
Au reste, la pluridisciplinarité ne
disparaîtra pas pour autant. L'unité d'économie ou de sociologie
continuera de recruter des mathématiciens pour former ses
étudiants. Mais, au moins à Paris et dans les grandes villes
universitaires, les barrières entre les unités remplaceront les
barrières entre les facultés. Tout au plus, la liberté du choix des
professeurs (sans référence à la faculté) favorisera-t-elle quelque
peu la mobilité des enseignants et la conjonction des
disciplines.
Les trois sens de la
"pluridisciplinarité"
La pluridisciplinarité - une des vaches
sacrées du néo-conformisme, thème obligatoire de tous les discours
officiels - présente d'ailleurs plusieurs sens, d'ordinaire plus ou
moins confondus. En un premier sens, il s'agit d'éviter la
spécialisation prématurée des élèves de lycée, de ne pas consentir
à la division précoce entre littéraires et scientifiques, de donner
à tous la maîtrise des langages, des mathématiques, du français,
d'une langue vivante. Programme irréprochable de réforme
pédagogique dont personne ne devrait méconnaître ni la justesse ni
les difficultés d'application.
En un autre sens, l'université, dans le
premier cycle, comparable au
collège
américain, devrait ne pas imposer le choix, immédiat et définitif,
d'une discipline comme le faisait la loi Fouchet. Le système adopté
à Vincennes des unités de valeur répond à cette conception, valable
sous certaines réserves. Le menu intellectuel à la carte risque de
ne pas donner au consommateur une véritable nourriture. Le
sociologue qui aura lu un seul auteur, entendu les seuls marxistes,
sera endoctriné, non instruit. Hypothèse déjà en voie
d'accomplissement, ici et là.Enfin, selon un dernier sens, le progrès
scientifique se développe dans les zones mitoyennes entre les
disciplines classiques: chimie biologique, linguistique
mathématique, histoire quantitative, etc. Au niveau du IIIe cycle
ou de la recherche avancée, les barrières anachroniques entre les
sciences doivent tomber.
Chacun de ces trois sens de la
pluridisciplinarité se rattache aux deux autres, chacun mérite
d'être retenu dans la cité idéale de la science ou de l'Université:
mais l'enseignement supérieur reçoit des centaines de milliers de
bacheliers, trois fois plus qu'il y a dix ans. Pour les encadrer,
des enseignants ont été recrutés par milliers. Chaque faculté
s'efforçait, chaque unité, aujourd'hui ou demain, s'efforcera
d'apprendre quelque chose à cette foule de garçons et de filles,
dont les ambitions, les capacités, les aspirations oscillent entre
la modestie d'un poste dans l'enseignement et l'orgueil de
contribuer au progrès de la science. Dans la plupart des
établissements d'enseignement supérieur qui sélectionnent leurs
étudiants, grandes écoles, écoles commerciales, instituts d'études
politiques, une relative homogénéité des étudiants, une
détermination approximative des objectifs ont permis le plus
souvent de restaurer ce qui existait avant la tourmente et même
d'introduire, dans certains cas, des réformes utiles. Les facultés
de pharmacie appartiennent, semble-t-il, à la même catégorie.
Dans les facultés de médecine, en tout cas
à Paris, la tension subsiste entre partisans de la restauration et
réformateurs, les uns et les autres d'ailleurs favorables au
principe des C.H.U. Mais la crise véritable s'y produira demain, du
simple fait du nombre des étudiants de médecine inscrits en
première année. Ou bien un pourcentage élevé d'échecs soulèvera une
tempête, ou bien un pourcentage trop faible entraînera un
embouteillage.
Le risque d'une anarchie endémique
Un professeur de médecine, partisan
convaincu de l'actuel ministre de l'Éducation nationale, me
reprocha d'abord, il y a quelques semaines, de servir de caution
aux "conservateurs" pour reconnaître ensuite qu'au moins dans les
facultés de médecine les réformes impliquaient la sélection. Je lui
répondis que des "réformateurs" tels que lui laissaient à des
"conservateurs" tels que moi le soin de dire tout haut des vérités
impopulaires. Le courage de la vérité est-il désormais réservé aux
"conservateurs"?
Les facultés des sciences et plus encore
des lettres servent de refuge aux bacheliers sans vocation définie,
aux meilleurs qui visent une carrière d’enseignement et de
recherche, et aux moins bons, en quête d'un complément de culture,
d'un diplôme ou simplement d'un délai supplémentaire avant l'entrée
dans la vie active. La formation adaptée aux uns, inévitablement,
ne l'est pas aux autres. Le plus souvent, ce qui renaît à la vie
dans les facultés des sciences et des lettres diffère peu de ce qui
existait auparavant. Quelques professeurs affirment qu'ils
entretiennent désormais avec les étudiants des relations
meilleures, plus détendues, que les étudiants prennent part aux
dialogues avec plus d'aisance. Beaucoup d'autres rapportent des
expériences contraires: intervention de commandos pour troubler les
cours, grossièretés délibérées à l'égard des enseignants qui ne se
mettent pas au goût du jour, querelles entre enseignants, entre
assistants ou maîtres-assistants et professeurs titulaires. À
Paris, qu'il s’agisse de Nanterre, de la Sorbonne, même de
Vincennes, bien que les conditions varient selon les départements,
les événements donnent plutôt raison aux pessimistes.
Non que la majorité des étudiants, à Paris
comme ailleurs, ne souhaite reprendre le travail Mais aussi
longtemps qu'une minorité d'enseignants soutient impunément les
enragés, "chaque cours restera un pari", selon la formule des
professeurs qui tachent d'enseigner à ce qui fut la Sorbonne. On
peut choisir entre l'ordre des enragés, celui des communistes et
celui des libéraux: le mélange des trois équivaut à une anarchie
endémique Mais comment choisir alors que le corps enseignant a
perdu toute conscience de solidarité? La crise vient désormais
moins des étudiants que de la déchéance des anciennes autorités,
ministère et enseignants.
(1)
Voir "Le Figaro" des 24 et 25 février
.