Du bon usage des maladies
Le Figaro
21-22 juillet 1973
J’ai essayé, dans un précédent
article(1), de montrer que ni la dévaluation systématique
du dollar, ni les mouvements erratiques des cours sur le marché des
changes ne résultaient d’une politique à la fois cynique et
intelligente, qu’ils promettent un rétablissement rapide de la
balance commerciale des États-Unis. Ce qui justifie l’inquiétude,
ce n’est pas la «guerre» déclenchée par les États-Unis contre
l’Europe, c’est l’absence, à Washington, d’une vue claire de la
situation et, par suite, l’absence d’une volonté.
Le dollar, en effet, n’est pas une monnaie
comme les autres: la masse des Américains, qui ne sortent pas de
leur pays s’intéressent au prix du
hamburger
plus qu’au taux de change. Beaucoup d’entre eux ne ressentent pas
la chute du dollar à la manière dont les Français ressentiraient la
chute du franc. Il y a pourtant des limites à cette insularité et
les dirigeants, sinon l’opinion, me semblent humiliés bien plutôt
que glorieux, divisés sur la politique à suivre et non pas assurés
du succès de leur stratégie.Pendant une douzaine d’années, la position
créditrice globale des États-Unis à l’égard de l’extérieur n’a
cessé d’augmenter et, simultanément, l’insolvabilité à court terme
des États-Unis de devenir plus évidente. En termes différents, les
investissements directs des États-Unis au dehors – création de
filiales, achats d’entreprises étrangères – progressaient plus vite
que les dettes à court terme à l’égard des banques centrales
étrangères. Théoriquement, les États-Unis auraient pu mobiliser les
actifs au dehors de leurs nationaux, ils n’y ont pas songé et leurs
créanciers ne l’ont pas suggéré. Du coup, ils devenaient incapables
de répondre aux demandes de remboursement ou de conversion. Ils
n’avaient plus d’autre recours que de déclarer le dollar
inconvertible entre banques centrales et au Fonds monétaire
international tout en laissant aux détenteurs des dollars la
liberté de convertir ceux-ci sur le marché des changes.
Il suffit de rappeler ces données
fondamentales de la conjoncture pour que des solutions,
abstraitement concevables, apparaissent d’elles-mêmes. La solution
que j’appellerai traditionnelle consisterait dans un plan Marshall
à rebours, les Européens et les Japonais offrant des crédits aux
États-Unis pour consolider les balances dollars (ou créances à
court terme de l’étranger sur les États-Unis) et rétablir la
convertibilité du dollar.
La solution traditionnelle comporterait une
réévaluation de l’or au moins au prix du marché libre: la
plus-value comptable sur les stocks d’or rendrait disponibles les
crédits nécessaires. La solution traditionnelle avec revalorisation
de l’or, celle que propose M. Jacques Rueff, serait peut-être la
plus favorable aux États-Unis. Les créances en dollars seraient
dévalorisées en proportion de la revalorisation de l’or. Les
Européens, possesseurs d’or, seraient favorisés par rapport à ceux
qui auraient conservé des dollars.
Tant que les autorités américaines
subordonnent un taux fixe et la convertibilité du dollar à des
conditions que les Français et même les autres Européens
n’acceptent pas, il me paraît vain de parler comme si «une réforme
du système monétaire international» se profilait au coin de la rue,
comme si les Européens devaient parvenir, la semaine prochaine, à
dégager une attitude commune. Conformément aux prévisions, la
Grande-Bretagne, dans les affaires monétaires, ne se détache pas
des États-Unis, non par servilité mais par suite d’une
interprétation, vraie ou fausse, de son intérêt national, par
affinité idéologique en matière de finance.
Que faire? D’abord et avant tout
reconnaître que l’économie occidentale continuera de vivre, dans le
proche avenir, sans système monétaire international ou dans un
système de changes flottant. Admettons que les dirigeants
américains ne veuillent pas revaloriser l’or parce qu’ils n’en
détiennent plus un stock suffisant. Admettons qu’ils s’accommodent
du désordre monétaire parce que celui-ci affaiblit l’unité
européenne et compromet la politique agricole commune. Une fraction
de la classe dirigeante américaine d’aujourd’hui est effectivement
obsédée par la concurrence commerciale des Japonais et des
Européens. La génération du plan Marshall, avant tout soucieuse de
la communauté atlantique, a disparu de la scène. Nixon et ses
conseillers ne s’embarrassent pas de sentiments.
Tout cela dit, le flottement libre des
monnaies, dans lequel certains théoriciens mettaient leurs espoirs,
n’amène pas de lui-même des parités de change en harmonie avec les
pouvoirs d’achat respectifs des monnaies, donc avec des échanges
normaux des biens et des services. Le taux des échanges (rapport
entre prix des exportations et prix des importations) devient à ce
point défavorable aux États-Unis que l’accroissement du volume des
ventes au-dehors risque de ne pas compenser la baisse du prix
unitaire. D’autre part, certains secteurs des économies européennes
risquent d’être atteints par la concurrence des produits américains
ou l’impossibilité d’exporter vers les États-Unis. À partir d’un
certain point, la dévaluation excessive du dollar provoquera des
mesures de rétorsion commerciale. L’intégration de l’économie
mondiale, qui a résisté jusqu’à présent, serait mise en
péril.
Les dirigeants américains veulent-ils aller
dans cette voie? Je ne le pense pas pour la simple raison qu’ils
prennent conscience des inconvénients d’une dévaluation excessive.
Ils se laisseront convaincre qu’un «flottement sale» ou «contrôlé»
vaut mieux que les mouvements brusques et fréquents en hausse et en
baisse. On parlera de taux de change «fixes mais ajustables».
Ce système ou ce non-système monétaire ne
répond pas aux conceptions des gouvernants français? D’accord: il
reste à faire un bon usage des maladies. À supposer que la banque
de France détienne les dollars en excédent des réserves
nécessaires, pourquoi ne pas les faire fructifier? Les banques
centrales européennes ne doivent plus se tenir pour liées au prix
officiel de l’or. Les actifs européens étaient bon marché avant
1971, les actifs américains le deviennent aujourd’hui. Peut-être le
mouvement des investissements directs va-t-il changer de sens, il
ira d’est en ouest non plus d’ouest en est.
Le désordre monétaire, en un certain sens,
vient au secours du gouvernement français qui craignait les
exigences commerciales des Américains: le
Nixon Round
a perdu sa signification avant même d’avoir commencé. Nul besoin de
laisser une chaise vide, selon la suggestion de M. Mitterrand; ce
sont les Américains eux-mêmes qui, faute de coordonner leur action
(ou inaction) monétaire avec leurs exigences commerciales, finiront
par perdre sur les deux tableaux.Les dirigeants américains s’opposent à ce
règlement pour des raisons multiples, dont la principale est leur
résolution de rétablir d’abord et avant tout l’équilibre de leur
balance commerciale, voire d’obtenir un surplus qui équilibre le
coût de leur politique étrangère. Faut-il le regretter? Je n’en
suis pas sûr. Il est difficile de fixer un cours officiel de l’or
pour les relations entre banques centrales qui ne soit bientôt
dépassé par le cours sur le marché libre. Un plan Marshall sans
revalorisation de l’or éviterait cette difficulté mais ne suffirait
pas à rétablir l’équilibre commercial des États-Unis et risquerait
donc de nous ramener à la situation de 1971.
La solution moderniste tendrait à la
création d’un système qui ne soit pas fondé, en dernière analyse,
sur une valeur réelle, une marchandise, l’or, mais sur une monnaie
de compte, comme les droits de tirage spéciaux émis par la
communauté internationale. Que l’on appartienne à l’école
traditionnelle ou à l’école moderniste, un fait est certain: les
conditions d’un accord n’existent pas aujourd’hui. Le comité des
vingt peut se réunir aussi souvent qu’il le veut.
(1)
Voir
Le Figaro
du 20 juillet.