Ni division, ni annexion
Terre des hommes
27 octobre 1945
La France n’est plus une grande puissance.
Avec quarante millions d’hommes, une production annuelle de 45
millions de tonnes de charbon, notre pays ne possède plus la
liberté d’action, la capacité d’une diplomatie autonome jusqu’à la
guerre inclusivement, qui constituent traditionnellement le
privilège et l’essence même des grandes puissances.
Une sorte de pudeur nous interdit,
semble-t-il, d’avouer ce déclin. Notre politique officielle
consiste à revendiquer les charges et les avantages d’un statut
dont les moyens nous font défaut.
Sans doute notre affaiblissement actuel
est-il une image aussi fausse de notre condition durable que
l’était notre hégémonie de 1919.
D’ici quelques années, nous aurons de
nouveau de quoi nourrir notre population, de quoi armer nos
soldats, de quoi faire tourner notre industrie. Mais ce relèvement,
si impressionnant soit-il, nous laissera loin derrière ceux qui
tiennent les premiers rôles.
Tout le monde le sait? Certes, mais alors
pourquoi cette rhétorique et ces revendications qui nous rapportent
plus d’humiliations que de profits? La raison en est, me
semble-t-il, un pessimisme profond. On s’accroche à la fiction
parce que l’on craint la réalité. Or, la réalité objectivement
analysée est plus réconfortante que les fictions.
Il n’y a plus que trois ou même plus
exactement deux grandes puissances. Seule, dans l’univers, la
Russie serait éventuellement capable de tenir tête à la volonté des
États-Unis. Nous n’appartenons pas à ce groupe étroit, mais nous
venons, ou plus précisément, nous avons une chance de venir
immédiatement après, parmi les puissances que je qualifierais de
puissances régionales
pour les opposer aux
puissances mondiales
.Simple changement de vocabulaire? Sans
doute, mais en politique, le vocabulaire est riche de résonances et
lourd de passions. Les Français se révoltent presque fatalement
contre la formule
petite puissance
: pourquoi n’accepteraient-ils pas de bon cœur de jouer le rôle de
puissance régionale, si leur région est l’Europe, c’est-à-dire, en
dépit de tout, le foyer de la civilisation mondiale?Il y a là, d’ailleurs, plus qu’une question
de vocabulaire. L’expression de petite puissance suggère l’idée
d’une sujétion, d’une attente plus ou moins passive d’un destin
forgé par d’autres. Rien de pareil aujourd’hui. Précisément parce
qu’il y a que deux puissances mondiales – et d’autant plus que
l’une d’elles n’a ni traditions ni conceptions diplomatiques
arrêtées – tout n’est pas réglé par les décisions de ces deux
géants. Au moins dans la zone où s’étend l’influence anglo-saxonne,
on aperçoit plutôt des limites à la liberté que des contraintes
positives, plutôt des vetos que des impératifs. Le surgissement
d’un régime communiste en Amérique du Sud ou dans un pays protégé
par les armées anglo-américaines, est pour le moins improbable,
mais, dans le cadre fixé par ce refus, il subsiste pour les peuples
une marge de choix et d’autonomie. De même, s’il s’agit du tracé
des frontières et de l’organisation des relations internationales,
les Grands poseront des principes et concluront des accords. Les
puissances régionales ne seront pas pour autant confrontées par une
nécessité implacable. Les divergences entre les Grands et surtout
les solutions multiples qui peuvent leur apparaître également
acceptables permettent aux puissances régionales de faire entendre
leur voix.
Telle est, en tout cas, la chance et
l’unique chance de la France. Nous avons déjà fait l’expérience que
nous n’avions rien à gagner en tâchant de jouer d’un Grand contre
les autres. Le traité avec la Russie ne nous a valu de faveurs ni
de l’Est ni de l’Ouest. L’opposition aux trois Grands simultanément
ne nous rapportera pas davantage.
Il nous reste à faire accepter nos
revendications en prouvant à ceux dont nous dépendons, États-Unis
et Grande-Bretagne, qu’elles ne sont pas incompatibles avec leurs
intérêts.
Nos revendications, au fond, se ramenèrent
à une seule: améliorer de manière définitive la relation des forces
entre la France et l’Allemagne. Nous avons essayé de montrer que le
danger allemand n’existe plus sous sa forme ancienne. Momentanément
il n’y a plus d’Allemagne, mais il reste soixante millions
d’Allemands qui ne pourront importer leur nourriture qu’en
exportant des produits industriels. D’ici cinq ou dix ans, il y
aura de nouveau une Allemagne. Est-il possible d’utiliser
l’écrasante défaite d’aujourd’hui, pour empêcher l’Allemagne, non
de vivre, mais de nous menacer? Telle est l’unique question.
La première solution à laquelle on songe,
parce qu’elle traîne dans nos mémoires chargées de souvenirs
scolaires, c’est la division de l’Allemagne. Le général de Gaulle
paraît s’être engagé dans cette voie lorsqu’il a dit à sa dernière
conférence de presse: «Figurez-vous que nous sommes les voisins de
l’Allemagne, que nous avons été envahis trois fois par l’Allemagne
dans une vie d’homme et concluez que nous ne voulons plus jamais de
Reich». Le commentaire de cette déclaration nous est fourni par les
dépêches de Berlin annonçant qu’à la Commission de contrôle
interalliée, le représentant de la France a opposé un veto aux
tentatives de mettre sur pied une administration centrale, fût-elle
embryonnaire. (Les commentaires officieux ont, il est vrai, indiqué
qu’il s’agissait d’un veto temporaire, qui s’effacerait dès que le
statut de l’Allemagne occidentale serait fixé.)
Un exemple, emprunté au proche passé, doit
nous rendre prudent.
L’occupation militaire de la Rhénanie était
prévue pour quinze ans, c’est-à-dire pour la période même durant
laquelle elle était inutile. Elle devait cesser précisément le jour
où l’Allemagne, ayant surmonté sa crise d’après-guerre, pouvait se
lancer une fois de plus dans des aventures extérieures. De même,
tout le monde avouera que d’ici quinze ans l’Allemagne sera hors
d’état d’attaquer personne. Or la suppression du Reich
durera-t-elle plus longtemps?
On peut d’ailleurs donner à la formule deux
interprétations. Ou bien on tend à une simple décentralisation.
Rien ne s’oppose à un tel effort, encouragé par les circonstances.
Mais ne nous faisons pas d’illusion: l’autonomie des républiques
soviétiques n’empêche pas la force de l’État soviétique. Même si
l’on imagine en Allemagne une décentralisation réelle, il suffira
d’un gouvernement résolu pour rendre à l’État fédéral son autorité.
On a vu ce que le gouvernement bavarois a pesé quand Hitler est
arrivé au pouvoir.
Que l’on détruise la Prusse, que l’on
compose le Reich fédéral avec des États dont aucun ne sera en
mesure de tyranniser les autres, soit, mais qu’on n’exagère pas la
portée de cette réforme. C’est le potentiel de l’industrie qui
mesure, seul, à la longue, les ressources et les menaces.
Ou bien, il s’agit de la suppression
radicale de l’unité allemande. Il n’y aurait plus, à Berlin, de
gouvernement central. Bavière, Wurtemberg, Bade, Palatinat
redeviendraient des États indépendants. On a du mal à croire qu’à
l’âge des grands espaces, les vainqueurs s’emploient sérieusement à
réaliser cette conception anachronique. Balkaniser l’Allemagne
après avoir balkanisé l’Europe, telle serait l’idée constructive et
neuve surgie de cinq ans d’agonie! L’unité allemande est désormais
enracinée dans la structure économique autant que dans la
psychologie du peuple. Entre l’ouest industriel et l’est agricole,
les échanges sont nécessaires, naturels. Personne ne songe à les
empêcher? Soit, mais si la division de l’Allemagne ne touche pas à
l’unité économique du Reich, celui-ci survivra, latent, et
ressuscitera à la première occasion. On ne ranime pas sur commande
des patriotismes évanouis, on n’efface pas d’un coup les souvenirs
de trois quarts de siècle pendant lesquels les Allemands, ayant
enfin assouvi leur nostalgie d’empire, vécurent et combattirent
ensemble.
Au reste, la France aurait-elle, pour une
telle politique, l’appui ou simplement le consentement de nos
alliés? Il ne le semble pas. On a parlé à Potsdam de
décentralisation, ce qui n’engageait à rien. On n’a pas parlé de
division, parce que personne n’y croit et que personne au fond ne
la souhaite.
En effet, supposons l’Allemagne divisée en
États indépendants. Il en résulterait presque fatalement le
maintien, sous une forme plus ou moins camouflée, du partage
actuel. Les États orientaux graviteraient autour de la Russie, les
États occidentaux autour des pays anglo-saxons. La ligne de
séparation entre les deux Europes serait tirée au milieu de ce qui
fut jadis l’Allemagne. Les États-Unis et surtout la Grande-Bretagne
ne peuvent pas ne pas s’opposer à une telle solution. Et, à y bien
réfléchir, la France elle-même n’y a pas d’intérêt.
Sans doute, en ce cas, les pays de la rive
gauche du Rhin seraient plus aisément attirés vers l’Occident. Mais
le profit serait peut-être payé trop cher. Rien n’indique, pour
l’instant, que la Russie consente à s’ouvrir aux idées ou
simplement aux observateurs occidentaux. Si une partie de
l’Allemagne était englobée dans la zone slave, au lieu que
l’Allemagne entière situe entre les deux univers, tout le
continent, de Moscou à Brest, souffrirait de cette organisation
irrationnelle.
L’attitude des Russes, l’ampleur des
récupérations qu’ils pratiquent dans leur zone, l’indifférence aux
suites du pillage, laissent penser que les Soviets ne songent pas à
une occupation permanente. Tout se passe comme s’ils entendaient
tirer le plus vite possible, le plus possible de l’Allemagne,
affaiblir ainsi le potentiel industriel du Reich, et abandonner
ensuite les vaincus à leur destin.
En ce cas, le refus français d’une
administration centrale marquerait une opposition à une politique
sur laquelle au fond, en dépit de toutes les divergences, les trois
Grands se sont accordés. Opposition vaine et peut-être dangereuse
pour le prestige de la France, car elle nous lie à une conception
d’une Allemagne divisée que nourrissent peut-être des souvenirs
historiques, mais qui n’apparaît, dans les circonstances actuelles,
ni promise au succès ni conforme à l’intérêt des nations.
La deuxième partie du programme français,
d’après les déclarations officielles, comporterait la séparation de
la Rhénanie et de la Ruhr.
Le général de Gaulle a plusieurs fois
indiqué qu’il n’était pas question d’annexer la rive gauche du
Rhin. Et l’on comprend pourquoi. Que ferions-nous des sept millions
de Rhénans? Les rejeter dans le Reich-croupion, comme les Tchèques
et les Polonais l’ont fait avec les populations germaniques de
leurs territoires? Nous n’avions pas d’hommes à mettre à leur
place. Et l’entassement de soixante millions d’Allemands dans le
territoire compris entre Rhin et Oder, ne pourrait avoir d’autre
but et d’autre conséquence qu’une réduction provoquée de la
natalité et de la population. Politique certes concevable, assez
grande de celle qu’auraient menée les Allemands en cas de victoire,
mais à laquelle les Anglo-Saxons, aussi bien par intérêt que par
idéalisme, ne souscriront pas.
S’il ne s’agit pas d’annexion, s’agit-il
d’occupation militaire permanente? Le gouvernement français n’a pas
précisé sur ce point ses préférences. Bornons-nous à faire observer
qu’entre une occupation militaire et l’orientation de la Rhénanie
vers l’Occident, il apparaît une sorte d’antinomie. Les armées sont
toujours mal adaptées au métier d’ambassadeur. Pour convaincre les
Rhénans qu’ils sont des Occidentaux comme nous-mêmes, que leur sort
est inséparable du nôtre, que le Rhin doit être non plus une
barrière, mais un trait d’union, le mieux serait encore de réduire
nos effectifs, de retirer les troupes indigènes et d’interdire à
nos soldats de vivre sur le pays.
De plus, autant on s’accorde aisément sur
des formules abstraites, autant on souhaite que le Palatinat et le
Wurtemberg se rapprochent de notre univers autant on aperçoit mal
le statut politique économique auquel on songe. Si, ce qui paraît
probable, l’actuel partage de l’Allemagne subsiste, les zones
d’occupation deviendront l’origine d’un régime durable. Mais si on
restaure le Reich?
La frontière du Rhin aurait pu être une
garantie militaire au XIXe siècle et dans la première moitié du XXe
siècle. À l’époque des V1, des V2 et de la bombe atomique, on doute
qu’il en soit encore ainsi. Une occupation militaire n’aurait donc
de sens qu’en tant que moyen politique et économique de séparer la
Rhénanie du reste de l’Allemagne et de l’infléchir vers nous. Mais
la traduction concrète de cette réorientation reste à
définir.
Sans doute, nos troupes demeureront dans la
Rhénanie aussi longtemps que l’Allemagne sera occupée par les
armées alliées. Mais pour que cette occupation soit le point de
départ de quelque transformation permanente, encore faut-il que
notre administration ne suscite pas trop de ressentiments. Encore
faut-il qu’elle crée une solidarité susceptible de se maintenir.
Encore faut-il qu’elle s’insère dans un statut plus vaste de
l’Allemagne occidentale.
Ce n’est pas sur la rive gauche, mais sur
la rive droite du Rhin que se trouve l’arsenal de la Wehrmacht, le
foyer de la puissance germanique. Le détachement de la seule rive
gauche malaisément praticable, justifié non par la technique
militaire d’aujourd’hui, mais par celle d’hier semble le type des
idées historiques. Notre malheur fut de perdre la Rhénanie aux
traités de 1815. Il n’est pas sûr que notre bonheur serait assuré
si nous la retrouvions aujourd’hui.