20 ans après la fin de la deuxième guerre, la
fin de l’après-guerre, le début d’une nouvelle ère historique
Entreprise
12 juin 1965
Raymond Aron: «La défaite politique des Russes
en Europe est certaine». Au cours d’un entretien, Raymond Aron a
examiné pour les lecteurs d’Entreprise l’évolution de la situation
mondiale vingt ans après la fin de la deuxième guerre mondiale. Un
bilan lucide et prospectif que vous devez lire. (page 19)
Les chefs d'entreprise ont besoin, quelles que
soient leurs préoccupations quotidiennes, de connaître les «grands
courants» internationaux.
Raymond Aron est un de ceux qui, non seulement
en France mais encore dans le monde, les suit avec le plus de
lucidité.
Au cours d'un entretien avec Michel Drancourt,
il a cherché à répondre à la question suivante:
La période qui s'est écoulée depuis la
capitulation inconditionnelle du IIIe Reich représente-t-elle une
période historique et sommes-nous à l'aube d'une autre période
historique? Nous avons regroupé sous quatre thèmes principaux les
observations de Raymond Aron.
«Il n'y a aucune raison que le vingtième
anniversaire de la fin de la guerre marque la première année d'une
nouvelle période historique. Cependant, en prenant un peu de recul,
on est amené à se demander si le système international n'est pas en
voie de transformation fondamentale.
La fin du monde bipolaire?
Le système international n'a jamais été
bipolaire que dans une zone limitée; disons, en gros, dans
l'hémisphère nord (de Vladivostok à San Francisco en passant par
Moscou, Paris, New York). Le reste, ce qu'on appelle le Tiers
Monde, n'a jamais été ni d'un côté, ni de l'autre et il n’a jamais
été uni, sinon dans la protestation contre tel ou tel pays.
Revenons aux deux blocs: je voudrais insister
sur deux transformations: celles qui affectent le monde soviétique,
celles qui intéressent l’Europe.
1.
Le monde soviétique comporte aujourd'hui deux
centres:
le conflit sino-russe représente la désagrégation d'un bloc qui se
voulait idéologique, qui avait une doctrine selon laquelle des
conflits internes étaient exclus. Entre pays socialistes, d'après
la doctrine, il ne pouvait pas y avoir de conflits réels. Le
conflit sino-russe n’est donc pas seulement un conflit diplomatique
de type classique; c'est la mise en question d'une doctrine commune
par des partenaires qui sont maintenant des adversaires.À la faveur de ce conflit sino-russe, et
pour d'autres raisons aussi, les états de l'Est européen sont
devenus plus autonomes, et cela vaut aussi la peine d'être
souligné. La supériorité de l'Union soviétique, du fait de sa
puissance militaire, sur les états de l'Europe orientale est restée
tout aussi grande qu'elle était il y a dix ou vingt ans, son empire
sur eux se réduit. Pour régner, il faut soit la résolution
d'employer la force, soit l'habileté de convaincre. Or le fait est
que les Russes ne semblent plus avoir la résolution d'employer la
force, sinon dans les circonstances extrêmes. Si évidemment tel ou
tel pays d'Europe orientale voulait changer de camp, les Russes ne
le toléreraient pas, mais pour les questions «quotidiennes», ils
n’imposent plus leur volonté. Cela ne veut pas dire qu'ils soient
plus capables aujourd'hui qu'il y a vingt ans de persuader; ils le
sont même moins du fait que leur système économique se révèle de
plus en plus difficile à maintenir au fur et à mesure que l'Union
soviétique progresse.
En Occident nous connaissons des phénomènes
qui ne sont pas comparables mais qui traduisent aussi quelques
changements, par exemple la politique extérieure de la France et la
volonté systématique du gouvernement français de se différencier du
monde occidental, et en particulier des États-Unis.
2.
Personne ne croit plus guère que l'Union
soviétique et envisage une marche militaire jusqu'à
l'Atlantique.
Il y a à cela plusieurs raisons, outre la
division du «camp socialiste». L'Union soviétique n'est pas
d'humeur agressive, les ressources militaires du bloc occidental
sont considérables, tout le monde, y compris les Russes, est
terrifié par les armes thermo-nucléaires, enfin la supériorité en
armes classiques de l'Union soviétique est pour le moins
douteuse.
Il est utile de développer un peu cette
dernière constatation, parce qu'elle est rarement faite.
La seule armée soviétique d'Allemagne
orientale comportant vingt à vingt-cinq divisions – qui sont des
divisions légères – ne représente certainement pas une force
suffisante pour permettre une attaque massive contre les douze
divisions allemandes et les cinq grosses divisions américaines,
sans parler du supplément de divisions anglaises ou de divisions
françaises. À cela certains experts américains ajoutent que si l'on
tient compte de l'attitude incertaine des divisions des états
d'Europe orientale en cas de conflit, la situation militaire de
l'Union soviétique au centre de l'Europe, même dans le domaine
«classique», n’est pas telle qu'elle puisse envisager de mener une
action offensive non nucléaire. En réalité, la force militaire
principale de l'Union soviétique en Europe, ce sont les six cents à
sept cents engins balistiques à moyenne portée qui continuent à
faire de l'Europe occidentale une sorte d'otage, mais la fonction
de cette menace est surtout de dissuasion.
Dans ces conditions, une agression
soviétique contre l’Europe occidentale n'est plus guère à
craindre.
3.
Le problème de la réunification de l'Europe
prend le pas sur celui de sa sécurité.
Ayant constaté que l'U.R.S.S. n'envisage plus de s’attaquer à
l'Europe occidentale, que l’Europe orientale évolue, on en vient à
réfléchir à l'avenir de l’Europe dans son ensembleQuand les Allemands, aujourd'hui, parlent
de leur unification, quand le général de Gaulle fait une conférence
sur l’unification, il ne s'agit plus du tout, comme il y a quelques
années, de propos rituels. Je ne sais absolument pas si l'on dira
plus tard que la réunification de l'Europe a commencé en 1956, au
moment de la révolte polonaise ou hongroise, ou en 1962, au moment
de la crise cubaine, ou en 1963, au moment du traité
russo-américain sur la suspension des expériences nucléaires, ou en
1965, avec les conférences de presse du général de Gaulle et les
actions du gouvernement allemand, peu importe; nous entrons dans
une nouvelle phase, au cours de laquelle on se préoccupera
davantage de trouver une solution au partage de l’Europe que de
maintenir le statu quo.
En 1950, au cours d'une conférence aux
étudiants allemands de Francfort, je disais: «
Le partage de l'Allemagne est l’expression et
le symbole du partage de l'Europe, et il n’y aura pas de
réunification de l'Allemagne sans réunification de l’Europe.
On ne peut pas concevoir une Allemagne unifiée dans une Europe
divisée, parce que l'Allemagne est trop puissante pour que,
unifiée, elle ne fasse pas pencher la balance, en Europe, d'un côté
ou de l’autre.» Je maintiens ce point de vue.Ce qui est en question, c'est de surmonter
le partage qui est l’héritage de la deuxième guerre mondiale. Les
données sont les suivantes:
- Militairement, rien n'a changé,
c'est-à-dire qu'il y a une ligne de démarcation, il y a des armées
des deux côtés; il y a un équilibre militaire plus stable, en ce
sens qu’il n'y a plus la supériorité écrasante de l'Union
soviétique, et il y a tant d'armes atomiques de toute espèce
partout que personne ne songe à jouer au feu en Europe.
- Ce qui a changé, c’est que,
économiquement, et surtout intellectuellement et moralement, les
relations ont été rétablies entre les pays d'Europe orientale et
ceux de l’Europe occidentale. Nous sommes dans une situation
paradoxale, où le statu quo militaire persiste, où le statut
territorial subsiste mais où se renouent les liens entre les deux
Europes.
Cette Europe qui se cherche est en fait une
Europe qui n’a jamais existé.
Historiquement en effet, l’Europe a existé
avec une certaine conscience culturelle, mais elle a existé en tant
que système d’états rivaux. Or, nous n’avons pas envie de
reconstituer le système qui a débouché sur les deux guerres du XXe
siècle. Pour l'Europe qui se cherche, toute une série de problèmes
surgissent. Le général de Gaulle pose celui de savoir si l'unité de
l'Europe suppose le desserrement, sinon la rupture, des liens avec
les États-Unis d'Amérique. Il y a également celui de savoir si dans
l'Europe reconstituée, l’Union soviétique serait présente et les
États-Unis exclus.
Personnellement, il me paraît très
déraisonnable de concevoir une Europe unifiée de la sorte. Elle
serait déséquilibrée au profit de l’Union soviétique.
Voilà au contraire ce qui me paraît
concevable, à terme.
Les troupes russes rentrent en Russie; il y
a un accord russo-américain pour une double évacuation et pour une
réunification de l’Allemagne dans un cadre européen, avec un statut
accepté par tous les pays voisins, sous la double garantie
russo-américaine.
Le général de Gaulle semble croire que la
France ou les Européens pourraient négocier l’unité de l’Allemagne
avec l’Union soviétique sans les États-Unis; cela me semble
déraisonnable étant donné le rapport des forces, et jamais
l’Allemagne de l’Ouest n’acceptera de rompre des liens avec les
États-Unis qui sont, encore aujourd’hui, indispensables à sa
sécurité. J'ai dit que cette sécurité existait parce que j'ai
supposé par hypothèse le maintien d’un minimum d'Alliance
atlantique et d'un minimum de forces américaines en Europe. S'il
n'y avait plus de forces américaines en Europe, je me demande qui
assurerait la sécurité de Berlin-Ouest.
Ces perspectives sont inévitablement
vagues, mais un fait paraît certain: la défaite politique de
l'Union soviétique en Europe est acquise.
Victoire du système occidental
La défaite de l’Union soviétique est le
résultat:
1. De la réussite des économies
capitalistes rénovées.
2. De l'incapacité de l'Union soviétique de
se faire accepter comme suzerain de l'Europe orientale même par les
états socialistes.
3. De la démonstration non seulement de la
supériorité humaine mais de la supériorité d'efficacité du régime
d’économie «semi-libérale» sur le système de planification
grossière appliqué jusqu'à présent par l'Union soviétique.
L’opinion n'est pas suffisamment consciente
du fait que, politiquement et moralement, ce sont les Occidentaux
qui sont, dans les pays développés, les vainqueurs de la guerre
froide. Dans les pays sous-développés, la question est infiniment
plus difficile, parce que les problèmes sont autres dans
l'hémisphère nord, l'expérience de ces vingt années ne fournit à
personne – si l'on met à part quelques intellectuels – un argument
en faveur d'une planification à la russe. Elle donne au contraire
un grand nombre d’arguments en faveur des régimes du type
occidental (qui comprennent aussi bien la Soziale Marktwirtschaft
des Allemands que la planification indicative à la
française).
Selon les modes de calcul, le produit
national russe se situe entre 40 et 60%, probablement aux alentours
de 50%, du produit national américain, avec une moindre infériorité
soviétique pour certaines industries auxquelles les Russes tiennent
particulièrement, et avec une immense infériorité pour tout ce qui
touche aux conditions d'existence. En plus de cela, si nous mettons
à part les réussites soviétiques dans l'espace, la plupart des
développements technico-économiques se font encore en Occident.
L'Union soviétique a découvert avec retard la nécessité de
développer l'industrie chimique; Khrouchtchev a découvert il y a
deux ans que l'Union soviétique avait pris un formidable retard au
point de vue de l'industrie chimique. Et l’agriculture soviétique
n'est pas sortie de son marasme.
À l'intérieur du système occidental, vers
une redéfinition des rapports Europe-États-Unis
L’Europe, en mouvement, a surmonté avec
succès des difficultés coloniales qui, en d'autres temps,
l'auraient secouée profondément; elle est plus prospère que jamais;
elle cherche à définir sa position par rapport à l'influence
américaine.
1.
La fin de l'époque coloniale est aussi l'ère de
la grande prospérité.
Si l’on compare la situation vingt années
après la première guerre et la situation vingt années après la
deuxième, on peut dire que, pour l'Occident au moins, le bilan est
extraordinairement positif. Vingt ans après la première guerre,
nous étions à la veille de la deuxième, et sans même être doué
d'une lucidité extraordinaire on la voyait venir. Vingt ans après
la deuxième, on ne connaît sans doute pas encore ce que l'on
appelait traditionnellement «la paix», mais au cours de ces vingt
années, pour l'Europe, l'essentiel a été sauvegardé. Des
transformations qui auraient pu, en d'autres temps, coûter cher en
richesses gaspillées ou en sang versé se sont accomplies non pas
sans larmes et sans souffrances, mais à un coût mesuré et tolérable
rapporté aux habitudes historiques. J'entends par là que les
empires européens se sont soit désintégrés, soit libérés, mais que
les Européens ayant abandonné leurs empires constatent, après coup,
la vérité de ce que les économistes leur disaient depuis longtemps,
à savoir que les possessions coloniales ne sont pas, dans la
majorité des cas, des sources de richesse. À notre époque, à partir
du moment où la puissance coloniale ne se borne pas à exploiter les
richesses et les populations, mais se sent responsable du
développement économique, la possession impériale est une charge.
La Hollande, la France, l'Angleterre ont été ou sont en passe
d'être réduites à leur territoire – dans le cas de la France on dit
«réduite à l'hexagone» - mais, simultanément, jamais le taux de
développement et le niveau de vie n'ont été aussi élevés que depuis
vingt ans.
C’est un fait surprenant que le taux de
croissance de l’économie anglaise, considéré comme insatisfaisant
depuis vingt ans, est malgré tout plus élevé que le taux de
croissance à long terme de l'économie anglaise au XIXe
siècle.
Pendant les années cinquante, disons entre
1952 ou 53 et 1960 ou 61, le pôle le plus actif de développement
économique, au point de vue de la rapidité de la croissance, a été
l'Europe occidentale.
Depuis quelques années un renversement
s'est en partie produit au profit des États-Unis et surtout les
Européens, une fois en concurrence directe avec les États-Unis, ont
découvert – ce que tout le monde répète aujourd'hui – la
prodigieuse inégalité des dimensions qui existe entre les
entreprises américaines et les entreprises européennes. Ils ont
découvert aussi que, à mesure que la recherche et le développement
jouent un plus grand rôle, le potentiel américain est
incomparablement supérieur à celui de l'Europe. Il est certain que,
même si dans vingt-cinq ans le niveau de vie européen est plus
proche du niveau de vie américain qu'aujourd'hui, l'économie de
pointe et de puissance risque d’être tout autant, voire plus
qu'aujourd'hui, celle des États-Unis.
2.
La «personnalité européenne».
Les rapports entre les États-Unis et
l'Europe se situent sur trois plans différents qui ne doivent pas
être confondus:
- Le plan diplomatico-militaire, lui-même
subdivisé en deux, c'est-à-dire d'une part la partie qui intéresse
directement l'Europe, et d'autre part la partie qui intéresse le
reste du monde.
- Le plan économique.
- Le plan culturel.
Parce que j'attache une importance
particulière à ce dernier et qu'on dit à son propos passablement de
bêtises, c’est par lui que je commencerai.
Il est bien entendu qu'au sens où les
ethnologues prennent le mot «culture», il y a de considérables
différences entre le style de vie américain et le style de vie
européen, et ces différences subsisteront même à égalité de niveau
de vie. L'Amérique est sortie de l'Europe, mais elle est autre
chose que l'Europe, ne serait-ce que par les dimensions, la
jeunesse historique, le système de valeurs et d’éducation.
Tocqueville et beaucoup d'autres observateurs ont toujours constaté
ces différences.
Les Américains, les Russes, les autres et le
Tiers Monde
L’américanisation de l'Europe est beaucoup
plus une technisation ou une modernisation qu'une américanisation.
Bien entendu, à l'occasion de cette évolution, nous absorbons
simultanément un certain nombre de produits ou d’habitudes que nous
préférerions ne pas absorber, mais ce n'est pas la faute des
Américains si nous leur prenons parfois ce qu'ils ont de pire.
Certains excès ou jugés tels ne doivent tout de même pas faire
oublier qu'il n’existe pas en Europe d'université d'une qualité
comparable aux grandes universités américaines. Il y a toujours
quelque chose de comique à lire sous la plume de tant d’Européens
des propos supérieurs sur la «culture américaine». En fait, dans un
grand nombre de disciplines, la formation supérieure s'acquiert
maintenant de plus en plus aux États-Unis. Dans la majorité des
disciplines il y a au moins une demi-douzaine de départements
universitaires aux États-Unis, qui sont égaux ou supérieurs à ce
que les meilleures universités européennes peuvent offrir.
Cela ne veut pas dire du tout que l'Europe
n'ait rien à apporter aux États-Unis. Il y aura des échanges, comme
il y en a toujours eu. Tout ce qui est publié de bien aux
États-Unis sera publié en Europe, et inversement. Quant à certains
aspects de l'évolution technique, certains abus, les pays d'Europe
doivent essayer de les corriger, à leur manière (comme les
États-Unis à la leur) et c'est une mauvaise façon de procéder que
de nourrir à leur propos un anti-américanisme primaire. Avec ou
sans les États-Unis, il y a un problème de la publicité, un
problème de la télévision, un problème de la radio, un problème de
la presse à scandale, et au bout du compte, si nous comparions les
journaux à scandale français et les journaux à scandale des
États-Unis, je me demande à qui irait la palme…
Les anti-américains donnent toujours
l'impression d’être terrifiés à l'idée que l’Europe va perdre sa
personnalité à cause des États-Unis. Je suis plus optimiste que
cela; je ne crains pas que les bandes dessinées, les hebdomadaires
américains, la publicité à grand débit fassent perdre à l'Europe sa
personnalité, si elle en a une. De deux choses l'une: ou vraiment
il existe une personnalité européenne d'ordre spirituel, consciente
d'elle-même, qui veut s'affirmer, et dans ce cas-là, elle doit
survivre à une technique que nous appelons américanisation, mais
qui est, dans une large mesure, le résultat de la société dans
laquelle nous vivons. Ou bien, nous ne pouvons pas résister à ce
genre de pression que l'on appelle américanisation, mais c’est que
nous n'avons pas de personnalité et il est inutile de vouloir nous
barricader pour nous protéger contre «l’Amérique».
J’aurais horreur de l'uniformisation, je
crois que la richesse de l'humanité est dans sa diversité, mais je
suis optimiste pour l'Europe. Quand je suis à Bâle, ou à Francfort,
ou à Florence, ou à Bruxelles, ou à Londres, je me sens très
profondément en Europe, dans une zone de culture que je serais bien
incapable de définir rigoureusement, mais que je sens. Lorsque je
suis à Harvard, ou à New York, ou à San-Francisco, ou à Chicago, je
me sens dans une autre zone de culture avec ses qualités et ses
défauts, mais suffisamment parente pour que le dialogue soit
facile.
Cela dit, il serait puéril de croire que
l'Europe ne maintiendra son autonomie qu'à condition de se définir
culturellement contre les États-Unis. En effet, tout ce qui relève
aujourd’hui du domaine de la science est réellement et
nécessairement international. Et la littérature? Elle s’échange
perpétuellement.
Le problème économique
est plus compliqué. La rupture des relations économiques entre
l’Europe et les États-Unis est inconcevable et serait une
catastrophe pour l'Europe. L’imbrication des économies européenne
et américaine est réalisée, beaucoup plus qu’on ne l'imagine
communément. Un nombre très important de grandes sociétés sont
européano-américaines. Le vrai problème me paraît être de
transformer le plus possible des sociétés à direction exclusivement
américaine en de véritables sociétés supranationales. Il m'est
arrivé de discuter de ces problèmes avec des responsables
américains. Ils commencent à être conscients du fait que la grande
corporation de l’avenir ne pourra pas être étroitement nationale,
sinon les réactions contre les filiales deviendront un danger pour
ces sociétés elles-mêmes.Les solutions doivent être cherchées en
deux directions. L'une est la direction de grandes sociétés
européennes; malheureusement, on n'a rien fait dans cet ordre
d'idées. Pourquoi? Quand une société européenne est en difficulté,
elle veut traiter avec une société américaine pour se tirer
d'affaires, parce que d'autres sociétés européennes sœurs ne lui
donneraient pas ce dont elle a besoin, la vraie sécurité, la
dimension, la technique et les moyens financiers.
L'autre direction est
l'internationalisation des corporations américaines. Vœu pieux pour
l'instant, mais je l'ai dit, les esprits commencent à s'y
rallier.
Venons-en au
plan diplomatico-militaire.
En ce qui concerne l'Europe, le problème est assez simple. Le but
n'est pas d'assurer la présence permanente d’une armée américaine
en Europe, et les Américains n'ont nullement pour objectif d'avoir
indéfiniment une armée en Europe. Le but commun aux Européens et
aux Américains est de créer en Europe des conditions telles que
l'armée américaine puisse s'en aller, ce qui ne signifierait pas la
fin de l'Alliance atlantique; un équilibre suffisant serait
reconstitué en Europe pour que la présence militaire américaine ne
soit pas nécessaire comme elle l'est aujourd'hui. Cette situation
supposerait évidemment la fin du problème de Berlin et l'unité de
l’Europe.Nous avons besoin des U.S.A.
Je ne crois pas, je l'ai dit et le répète,
que l'on puisse négocier cette unité après avoir fait partir les
Américains d’Europe. Procédant ainsi, nous perdrions notre carte
principale, la seule qui nous donne une chance de convaincre les
Russes. Toute idée d'une négociation européenne, l’Europe incluant
l'Union soviétique et n'incluant pas les États-Unis, me paraît
simplement stupide. Pour que nous obtenions des concessions de
l'Union soviétique, il faut que nous ayons une monnaie d'échange.
La seule possible est le départ des troupes américaines, avec en
contrepartie le départ des troupes russes et une garantie
russo-américaine prévoyant que tout franchissement des frontières
équivaudrait à un casus belli.
Pour ce qui est de l'attitude des Européens
à l'égard du reste du monde, les données sont différentes. De la
même façon que les Américains n'ont pas voulu être solidaires de la
politique française en Algérie, de même nous n'avons aucune envie
de nous déclarer solidaires soit de la politique américaine au
Vietnam, soit de la politique américaine à Saint-Domingue. Une
solidarité ne serait possible que s'il y avait des consultations et
des concessions réciproques, mais l'inégalité de forces et de
moyens est telle, entre les États-Unis et les autres, que
finalement la politique mondiale hors l'Europe serait surtout
américaine. Par conséquent, je ne crois pas à la possibilité d'une
solidarité intégrale de l'Occident à l'égard du Tiers Monde. Et
j’ajoute que je ne suis même pas sûr que ce soit dans l'intérêt de
l'Occident.
Je n'ai jamais cru à l'unité du Tiers Monde
sinon dans la protestation, dans l'indignation.
Quant à savoir quand et comment les pays
sous-développés sortiront de leur état... Les observations que l'on
peut faire conduisent plutôt au pessimisme. Les résultats
enregistrés jusqu'ici sont souvent médiocres. Et même, dans
beaucoup de cas, tout se passe comme si les nouveaux états
faisaient une crise de nationalisme, étaient plus préoccupés de
puissance et de gloire que de développement. Après tout, la
primauté absolue du développement est une idée d'intellectuels
occidentaux. Il n'est pas démontré que tous les gouvernants des
pays sous-développés aient réellement comme objectif absolument
prioritaire le développement.
De plus, il y a beaucoup de régions du
monde, comme l'Afrique, où les états nouveaux sont tels qu'il n'est
pas si facile de savoir en quoi pourrait consister pour eux un
développement économique rapide ou harmonieux.
Cette situation peut aboutir à renforcer la
division en deux du monde soviétique, la tendance chinoise, plus
poche des pays sous-développés et ayant à leur montrer l’exemple du
premier stade de la révolution économique, pouvant étendre son
emprise au détriment de la tendance russe.
Conclusion: le grand paradoxe
Jamais la puissance de destruction, la
puissance militaire des deux grands n'a été aussi écrasante, et
jamais il n’est apparu aussi évident que l'on ne peut pas organiser
le monde en menaçant de le détruire. La menace de détruire ne joue
pas d'autre rôle que de limiter la violence, elle n’est pas un
facteur positif d'organisation du monde.
On a appelé les armes atomiques des «armes
de dissuasion». Dissuader, c'est empêcher d’agir, ce n’est pas
persuader. On a deviné que ces armes servaient à empêcher, mais ne
servaient pas à faire, qu'elles étaient spontanément conçues comme
défensives, et non pas comme offensives. Elles prévenaient, elles
ne produisaient pas. Ce dont on aurait besoin aujourd'hui pour
développer les pays qui ne le sont pas et assurer une paix stable,
ce serait d’armes de persuasion. Nous n'en avons pas.
Il vrai que l'on peut aider les peuples
sous-développés, mais non prendre en charge le développement.
Celui-ci est une transformation économique, sociale, humaine, d’une
population. Il faut que cette population se transforme, elle-même.
La contribution des autres ne sera jamais qu’un appoint.»