Le spectacle et la réalité
Combat
18 mars 1947
Scandales financiers, complot de Fresnes,
bagarres parlementaires, fermeture des boucheries, découvertes de
dépôts d'armes, etc., tel est le tableau de la France que les
journaux furent bien obligés d'offrir à leurs lecteurs en cadeau de
joyeux avènement. Aucun de ces faits n'était inconnu du public,
aucun n'est inédit ni décisif: rassemblés sur quelques pages et
titrés comme il convenait, ils risquaient d'éveiller l'impression
d'une crise aggravée, proche de la rupture finale.
Sur la force et la faiblesse du
Gouvernement, on a tout dit. Composé des représentants de partis
ennemis, présidé par un homme politique dont les relations
s'étendent loin, mais dont l'autorité personnelle est limitée, il
ne craint pas d'être renversé, mais il risque à chaque instant de
se dissoudre. Plus encore que la conférence de Moscou, c'est la
difficulté de le remplacer qui lui vaut de durer. Quand il n'y a
pas de distinction entre la majorité et l'opposition, toute crise
ministérielle prend plus ou moins figure de crise de régime.
Les incidents parlementaires ou les faits
divers sensationnels n'ont évidemment pas une portée immédiate à la
mesure de la signification symbolique que leur prête l'opinion.
Rien n'indique que les communistes désirent, pour l'instant,
quitter le Gouvernement. Or il faudrait une singulière naïveté pour
croire qu'un épisode accidentel, si spectaculaire soit-il, les
contraindra à une démarche contraire à leurs intentions ou à leurs
intérêts. Et, de l'autre côté, le désir de prolonger la trêve
existe également.
Au reste, les griefs que la presse, en tant
que telle, nourrit à l'égard du Gouvernement, ne nous inclineront
pas à une hostilité systématique. M. Ramadier et ses collègues se
sont efforcés laborieusement de poursuivre la politique amorcée par
Léon Blum. Ils ont eu le courage de résister aux pressions, de
maintenir la stabilité des salaires et ils ont tenté d'agir sur les
prix. S'il est vrai que, pour l'ensemble des prix, la baisse est
faible, du moins le mouvement continu de hausse a-t-il été arrêté,
certains prix spéculatifs ou de marché noir se sont effondrés. On a
tendance à méconnaître ces résultats partiels mais effectifs, tant
le style gouvernemental décourage l'approbation. Dans son cas, la
manière de faire vaut certes encore moins que ce qu'il fait.
Ces constatations ne justifient pourtant
pas l'optimisme. Dans les mois, sinon dans les semaines qui
viennent, la France devra surmonter des obstacles autrement
redoutables que le scandale Joanowici. Les crédits américains sont
épuisés et nous aurions engagé déjà, dit-on, une partie du prêt que
nous espérons obtenir de la Banque de Reconstruction. On arrivera
probablement à faire la soudure pour le blé, mais la diminution des
emblavures, due moins au gel qu'à la dévalorisation du blé par
rapport aux céréales secondaires, nous oblige à consacrer des
millions de dollars à l'achat de produits alimentaires, alors que
nous avons besoin d'acquérir des machines pour réaliser le plan
Monnet.
Ces problèmes sont ceux qui commandent en
réalité la vie nationale et ils intéressent finalement toute notre
politique, intérieure et extérieure. Notre niveau de vie, si
médiocre soit-il, dépend de l'aide américaine, il baisserait encore
au cas où le manque de devises nous obligerait à restreindre nos
achats au-dehors. Quelle somme obtiendrons-nous à Washington? Et à
quelles conditions, en adoptant quelle attitude diplomatique?
La revalorisation du blé, décidée en
principe par le Gouvernement, est fatale, mais le décalage de prix
entre céréales secondaires et blé montre l'insuffisance de la
baisse uniforme des prix, conçue par Léon Blum en vue d'un choc
psychologique et non comme une méthode technique. Il montre aussi
les conséquences désastreuses du dirigisme partiel. Ce sont les
prix excessifs de la viande qui ont fait monter ceux des aliments
pour le bétail. Aucun moyen de sortir du cercle vicieux sans une
conception d'ensemble, rigoureusement appliquée.
Enfin, la situation internationale a changé
et la France en subit le contrecoup. Le discours du président
Truman est un élément du jeu politique à l'intérieur de tous les
pays du monde. Que les Américains voient dans les progrès de
n'importe quel parti communiste, dans n'importe quel point de
l'univers, une avance de la Russie soviétique, donc une menace pour
leurs intérêts, on le savait déjà, mais on n'osait pas toujours se
l'avouer. Désormais, l'équivoque n'est plus possible. Or, comment
oublier que le Gouvernement, ou même le régime, actuel est fondé
précisément sur le camouflage de conflits tenus pour insolubles,
sur des compromis acceptés comme funestes et inévitables? Ce qui
allait sans le dire, ira-t-il encore si l'on appelle les choses par
leur nom?