Batailles autour du plan d'équipement
Le Figaro
16 décembre 1948
Il devient presque aussi difficile de
traiter sans passion d'économie que de politique. Si les rivalités
des administrations sont moins connues du grand public, elles ne
sont guère moins ardentes que celles des partis. Dès que l'on ne
proclame pas solennellement le caractère sacro-saint du programme
d'investissements, on passe pour un défenseur du ministère des
Finances contre le Commissariat au Plan, de la liberté contre le
dirigisme, de la facilité contre l'austérité, de la réaction contre
le progrès.
Le Commissariat au Plan a rendu au pays des
services que ses adversaires ont grand tort de méconnaître. Il a
répandu dans l'opinion la conviction, amère mais tonique, que
l'avenir du pays dépendait d'un grand effort d'outillage. Le bilan
national, publié il y a un an, avait le mérite de dissiper les
illusions et de poser, dans ses termes exacts, le problème de
l'inflation
Malheureusement les gouvernements
souscrivirent au plan Monnet comme ils acceptèrent la loi sur les
dommages de guerre, sans avoir conscience de la portée de leur
acte.
Tout le monde était d'accord pour porter
l'extraction de charbon à soixante millions de tonnes par an et la
production d'acier à 12 millions de tonnes, comme tout le monde
était d'accord pour payer aux sinistrés le prix actuel de la
reconstruction de leurs maisons.
On oubliait, dans les deux cas, de se
demander sur quels revenus on prélèverait les sommes nécessaires au
financement. Plus encore, on oubliait de se demander quelle serait
la fraction du revenu national que le public consentirait de
lui-même à ne pas consommer ou, si cette fraction était
insuffisante, par quels moyens on le forcerait à épargner plus
qu'il ne le ferait spontanément.
Investissements au jugé
Les partisans du plan Monnet ont mille fois
raison de rappeler que, dans les dix années qui précédèrent la
guerre, la France laissait se dégrader son capital immobilier et
entretenait à peine son capital industriel. Ils ont mille fois
raison de rappeler que la France est condamnée à une décadence
irrémédiable, si elle n'a pas le courage de rénover son économie.
Mais en résulte-t-il que toute velléité de discuter le plan Monnet
soit sacrilège?
Les commissions, réunies par le
Commissariat au Plan, ont consigné la situation des diverses
branches de l'économie, elles ont fait une liste des travaux
souhaitables. Mais ceux-ci sont en nombre indéfini. Il n'est pas
question de réaliser en quelques années tous les investissements
dont on a reconnu, en principe, l'utilité. Il s'agit, donc, de
faire un choix, d'établir un ordre d'urgence, de fixer un
calendrier. Or, dès que l'on passe de la liste des travaux
souhaitables à celle des travaux à exécuter en quatre ans, on passe
du certain au probable et aussi, pour une part, de la technique à
la politique.
On pourrait concevoir que les
planificateurs choisissent, parmi les investissements, ceux qui
assurent au capital le rendement le plus élevé. Autrement dit, ils
s'efforceraient de réaliser l'équivalent du marché idéal. Mais, en
période de fixation administrative des prix, le calcul du rendement
marginal du capital devient presque impossible ou, du moins, les
données en sont faussées. Au reste, on se donne pour but de
rétablir l'équilibre de la balance des comptes et l'on n'entend pas
laisser le public dépenser ses revenus selon ses préférences.
Dès lors, les planificateurs choisissent
"au jugé", d'après des raisonnements vraisemblables, ou, pour
employer un terme de l'argot militaire, au "piffomètre". Quand il
s'agit de l'équipement hydroélectrique ou du remembrement,
l'incertitude est plus théorique que réelle. Mais il n'en va pas
toujours ainsi.
Prenons même le cas des houillères. Le plan
Monnet avait fixé à 60 millions de tonnes le chiffre de la
production française pour l'année 1952. Il serait évidemment
souhaitable de réduire les importations de charbon qui grèvent
notre balance des comptes. Mais si nous pouvions obtenir les dix
millions de tonnes d'accroissement prévu de la Ruhr ou de la
Grande-Bretagne, en exportant des produits agricoles, la solution
serait-elle ou non plus coûteuse pour la collectivité? Quand on
fixe la capacité des raffineries de pétrole, quand on a encouragé
le machinisme agricole, on a, de même, pris des décisions dont
personne n'est en mesure de calculer rigoureusement les
implications. Trop de variables interviennent pour que l'on puisse
répondre avec certitude.
Dans sa première version, le plan Monnet
mettait l'accent sur l'industrie lourde et n'envisageait pas une
expansion importante de l'agriculture au-dessus du niveau d'avant
guerre. La version rectifiée, soumise à l'Organisation Économique
Européenne, prévoit un accroissement de 25 % de la production
agricole. Il serait absurde de critiquer les responsables du Plan,
parce que, de 1946 à 1948, ils ont modifié leurs perspectives:
seuls les imbéciles, comme on dit, ne changent pas d'opinion. Il en
résulte du moins que la discussion est légitime.
Le choix politique
Ces remarques ne prouvent nullement que les
investissements par décision d'entrepreneurs vaudraient mieux que
les "investissements planifiés". Quelles que soient les préférences
théoriques de chacun, le fait est que les houillères, l'électricité
et les transports sont désormais propriété de l'État. Au moins pour
le secteur nationalisé, le besoin d'un programme à quelques années
d'échéance est évident et ce programme n'est guère séparable de
prévision pour l'industrie lourde (sidérurgie), sinon pour
l'industrie entière.
Le mal n'est pas que l'on établisse un
programme, même ambitieux, de grands travaux, mais que, le
gouvernement adopte celui-ci à l'aveugle, sans le mettre en accord
avec l'ensemble de son action. Il n'appartient pas au seul
technicien de fixer le volume des investissements. C'est le
ministre des Finances ou de l'Économie nationale qui doit
déterminer la part du revenu national qui leur sera
consacrée.
Il est vrai que les dépenses
d'investissement pour 1949 viennent d'être réduites. Mais on avait,
il y a quelques semaines, envoyé à l'Organisation Européenne de
Coopération Économique un plan de quatre ans, qui prévoyait plus de
4 000 milliards d'investissements nets, d'ici 1952. Comment
l'étranger nous ferait-il confiance, si le plan français, œuvre du
Commissariat, est désavoué par les ministères, et, dès la première
année, subit des amputations?
Le moment est venu de choisir et de parler
clairement. Ou bien, comme le prétendent les techniciens du Plan,
il est possible d'accroître massivement le rendement de la
fiscalité et de financer par l'impôt une part plus importante des
investissements et de la reconstruction. En ce cas, qu'on soumette
les chiffres à l'opinion et qu'on adapte toute la politique
économique à cette décision. Ou bien, comme le prétendent les
techniciens du ministère des Finances, le rendement de la fiscalité
ne peut être accru que progressivement, par un resserrement des
contrôles, et le plan Monnet dépasse les possibilités françaises et
alors, il faut le dire et ramener nos ambitions au niveau de notre
capacité.
Mais il n'est pas tolérable que nous ayons
deux politiques: l'une sur le papier, à l'usage des experts de
l'Organisation Européenne, l'autre réelle, à l'usage des
Français.
P.-S. -
Plusieurs lecteurs m'ont reproché d'une phrase
de mon dernier article: "Les bénéfices commerciaux et agricoles ne
sont pas pressurés.". Leurs critiques sont, pour une part,
justifiées. Les commerçants qui paient tout ce qu'ils doivent sont
effectivement écrasés. Le problème, en ce cas, est celui de
l'évasion, légale ou illégale. Il n'en va pas de même pour les
bénéfices agricoles. Nous reviendrons sur le problème.