La crise de l'énergie. II. La bataille des
prix
Le Figaro
27 février 1974
Les polémiques contre les compagnies, à
capitaux français ou étrangers, aboutissent parfois à la formule,
aujourd'hui à la mode, des accords entre États, comme si ces
accords impliquaient par eux-mêmes l'élimination des circuits de
distribution intégrés, rattachés aux groupes nationaux ou
internationaux (1). En fait, pour l'instant, il n'en va pas ainsi.
À moins de nationaliser les circuits de distribution ou de créer
des circuits de remplacement (ce qui paraît peu plausible), les
accords d'État à État déterminent, dans les cas les plus
favorables, les prix d'achat du pétrole brut aux États producteurs
ou aux sociétés nationales de ceux-ci. L'État français se charge
ensuite de convaincre ou de contraindre les compagnies (qui
bénéficient de l'autorisation durable d'importer des produits
pétroliers) de se ravitailler auprès des États signataires de ces
accords. Il y a une douzaine d'années, le gouvernement français
assura de cette manière d'écoulement du pétrole saharien.
Dans la situation nouvelle créée par
l'action de l'O.P.E.C., les négociateurs français semblent avoir
visé avant tout deux objectifs: garantir la fourniture des
hydrocarbures en quantité suffisante, obtenir des contrats ou des
promesses d'achat de produits français, les exportations de
centrales nucléaires, d'usines ou d'armes devant financer les
importations de pétrole. Jusqu'à présent, ces objectifs n'ont été
que partiellement atteints. Ou, pour être encore plus prudent, les
informations disponibles suggèrent que les producteurs n'ont pas
pris d'engagement durable en ce qui concerne la clause décisive, à
savoir celle du prix (à exception de l'accord pour 27 millions de
tonnes en trois ans avec le gouvernement d'Arabie saoudite).
Les différences de prix entre les pétroles
selon leur composition, leur origine géographique et surtout leur
statut juridique n'autorisent pas une comparaison globale entre les
prix d'importation et les prix maxima prévus par le gouvernement
français. Un exemple précis donne une idée du problème et des
répercussions éventuelles sur l'économie des conditions d'accès aux
producteurs. Le prix de revient du pétrole brut léger d'Arabie
saoudite s'élève à 7,11 dollars de baril (7 de taxes + 0,11 de coût
d'exploration) - prix qui s'applique à 75% des 425 millions de
tonnes de la production saoudienne.
De plus, les compagnies américaines ont le
droit de racheter 80% de la part de l'actionnaire gouvernemental
Petromin à un prix quelque peu supérieur, 7,50 ou 8,40. Le coût
d'approvisionnement des compagnies productrices s'établit donc
approximativement en moyenne à 7,50 le baril. Les
raffineurs-distributeurs, qui se ravitaillent directement auprès de
l'A.R.A.M.C.O., payent le baril de 80 cents à un dollar de plus. Le
gouvernement français a obtenu, par le contrat de décembre 1973, 27
millions de tonnes livrables en trois ans à 93% du prix posté soit
10,85. Selon le déroulement de la crise, les critiques décréteront
après coup que le gouvernement français eu tort ou raison. Le
pétrole livrable par le gouvernement saoudien sera prélevé sur les
25% dits de participation, dont 20% sont rachetés par
A.R.A.M.C.O.
Le prix du pétrole saoudien même celui qui
se situe à 93% du prix posté, demeure inférieur à celui du pétrole
algérien, russe ou nigérien (respectivement 12 ou 14 dollars, 13 et
14,5).
On ne peut exclure qu'un jour ou l'autre
l'organisation des États producteurs ait recours de nouveau à
l'action sur les quantités et s'efforce d'obtenir par ce moyen des
prix supérieurs. À moins du consentement de l'Arabie saoudite,
cette tentative n'irait pas sans créer des tensions entre les États
producteurs, certains d'entre eux souhaitant obtenir le plus vite
possible le plus de redevances possibles. Même un cartel ne
parvient pas toujours à manipuler souverainement les quantités en
vue de maximiser le profit en minimisant le volume de la
production.
Selon que les compagnies achèteront leur
pétrole brut à l'A.R.A.M.C.O., au pétrole de participation du
gouvernement saoudien, à Sonatrach (Société nationale algérienne)
ou à l'État nigérien, le coût en devises sera affecté, dans une
proportion qui ne peut aller jusqu'à 60 ou même 80% .Jusqu'à
présent, aucun des accords d'État à État ne donne à la France de
garantie à cet égard. Même la contrepartie - les achats par les
États producteurs - de produits français - appelle encore des
précisions et des assurances. Combien l'industrie française
peut-elle livrer des centrales nucléaires au delà de celles
qu'exige le programme français? Quels sont les prix fixés pour les
diverses exportations françaises? L'accord avec l'Iran trace un
cadre: il laisse aux sociétés françaises la tâche essentielle, à
savoir négocier les conditions de vente.
Les commentateurs présentent volontiers les
relations entre les pays industrialisés d'Europe et d'Amérique en
termes militaires: bataille féroce, guerre économique. Pourquoi ne
pas ajouter que, dans la mesure où le prix constitue l'enjeu
principal de la bataille, celle-ci risque de se terminer par la
défaite de tous les combattants - à l'exception peut-être des
Américains tant du moins que l'A.R.A.M.C.O. garde le contrôle ou la
commercialisation de 95% du pétrole saoudien? Rien, pour l'instant,
n'indique que la sympathie des pays arabes pour la France exerce
une influence sensible sur les prix auxquels les compagnies à
capitaux français achètent le pétrole brut. Avant 1970, les
revendeurs "libres" pouvaient acheter du pétrole au-dessous des
prix intérieurs français. Aujourd'hui, les maxima fixés pour les
produits transformés sont probablement inférieurs dans l'ensemble à
ceux qu'exigerait le coût du pétrole brut en devises. Une des
compagnies qui, en Belgique, a cessé la distribution, est
française. Des problèmes analogues se poseront dans notre pays: les
compagnies à capitaux français risquent d'être les plus atteintes
par la disparité entre le prix du pétrole brut à l'extérieur et les
maxima autorisés à l'intérieur.
À la lumière de cette analyse, si sommaire
soit-elle, les ententes illicites condamnés par le rapport Mégret,
le conflit entre compagnies et commerçants apparaissent sous un
jour nouveau
Durant la phrase antérieure, 1960-1970, le
gouvernement souhaitait maintenir la compétition dans le secteur de
la distribution tout en élargissant la part du marché des
compagnies à capitaux français et en sauvegardant un
cash flow
suffisant pour financer les investissements. Les compagnies, durant
cette période, ont résisté à la baisse des prix, entre autres par
des pratiques dénoncées dans le rapport Mégret. Le code de la bonne
conduite, accepté par les deux parties à l'automne 1973, entre en
application à un moment où les autorités de tutelle souhaitent
probablement plus qu'elles ne la craignent une concertation des
compagnies dans l'intérêt de celles d'entre elles qui achètent le
pétrole brut au prix le plus élevé.(1)
Voir Le Figaro du 25 février.