Les sociétés industrielles ont-elles un
idéal?
La France catholique
23 janvier 1970
F.C. – À plus d’une reprise, en lisant
vos
Désillusions du progrès(1)
, nous avons eu l’impression que les chrétiens,
et peut-être particulièrement les catholiques, étaient pour vous
des interlocuteurs privilégiés. Nous avions la même impression
quand nous lisions – ou relisions puisqu’on vient de rééditer ce
livre –
l’Opium des intellectuels(2)
dont l’actualité reste éclatante. Mais vous
affirmez ne pas pénétrer sur un terrain qui n’est pas le
vôtre.
Cependant, votre souci primordial des problèmes
spirituels apparaît dans le filigrane de toute votre œuvre, c’est
du moins ce qui nous semble. Souvent, vous vous exprimez plus
nettement: ainsi, en conclusion de votre rétrospective de l’année
1969 dans
le Figaro
, vous écrivez que «la jeunesse souffre d’un
idéalisme sans emploi» et que «l’enthousiasme imaginaire pour
Castro ou Mao révèle surtout un vide spirituel» dont vous vous
demandez si l’Europe peut le remplir. Le Dr Ramsey, l’archevêque
anglican de Cantorbéry, dans une très intéressante étude récente
sur les théologies nouvelles voyait dans l’accent qui y est mis sur
«l’homme d’abord» une révolte contre «la dépersonnalisation
provoquée par l’existence industrielle ou technologique».
Vous posez la même question dans l’introduction
de vos
Désillusions du progrès
quand vous marquez que les sociétés modernes
«semblent avoir pour objectif non pas une certaine manière de vivre
en commun, mais le progrès de la science, de la richesse et de la
puissance». On a le droit de se demander ce que devient l’homme
dans une telle perspective et c’est bien d’ailleurs ce que vous
faites.
R.A. – J’ai, en effet, posé le problème de
la nature des relations entre individus et institutions dans les
sociétés dites modernes et industrielles qui semblent avoir des
objectifs définis dans chaque secteur mais non une représentation
de leur propre idéal.
La liberté et la soumission aux
mécanismes
Les sociétés modernes ou industrielles sont
à la fois égalitaires en leurs aspirations et hiérarchiques en leur
organisation. Elles reconnaissent à chaque individu la même
dignité, le même droit au bonheur, la même citoyenneté, et, par
voie de conséquence, une participation équitable aux biens produits
par la société. Mais les Sociétés industrielles ont aussi, pour
objectif, l’efficacité du travail collectif et celle qu’exige la
subordination de tous à la nationalité conçue par quelques-uns. La
même abondance qui promet à chacun l’accession à la personnalité
semble avoir pour condition et pour conséquence la soumission de
tous au mécanisme impitoyable de la production et de la croissance
économique.
F.C. – Cependant, en face, ou à côté, de cette
dialectique des sociétés modernes qui menace chacun de lui retirer
cette personnalité qui lui est promise, vous affirmez aussi que la
science donne à un nombre croissant d’individus une liberté de
choix jadis inconcevable. Et cette liberté, vous la tenez pour bien
réelle puisque vous considérez comme imprévisible l’usage que fera
l’humanité de la liberté qu’elle doit assumer. Cette question de
l’usage que font et feront les hommes de leur liberté, c’est bien
une question spirituelle.
Perte de l’unité spirituelle et
désagrégation des sociétés
R.A. – Les premiers théoriciens de la
Société industrielle craignaient les conséquences de la perte de
l’unité spirituelle. Sur quoi serait fondé le
consensus
à partir du moment où, par suite de l’affaiblissement des religions
de salut, les membres d’une même Société ne croiraient plus au même
Dieu et ne reconnaîtraient même plus la souveraineté du même mode
de pensée? Les Sociétés industrielles d’aujourd’hui connaissent
moins encore qu’il y a un siècle d’unité spirituelle, elles ne se
sont pas désagrégées, mais pendant la période d’entre les deux
guerres, le péril d’une telle désagrégation apparut proche.Il faut que la modernisation ait
reconstitué un ordre acceptable au plus grand nombre aussi bien
qu’aux privilégiés pour que le dialogue permanent des groupes
d’intérêt, des partis et des idéologies permette la formation d’une
autorité efficace et d’une volonté commune.
F.C. – Vous avez consulté avec beaucoup de soin
les statistiques du suicide, de la criminalité, de la délinquance
juvénile, pour savoir s’il y a ou non désintégration des sociétés
modernes.
R.A. – Les statistiques ne permettent
d’affirmer ni que les Sociétés industrielles se désintègrent ni que
l’intégration s’affermit d’elle-même au fur et à mesure du progrès
économique. Il faut donc corriger le pessimisme auquel inclinent
certains observateurs.
Des sociologues américains ont procédé à
des enquêtes par interrogation morale. Les réponses à certaines
questions révèleraient le manque de convictions fermes, le
sentiment d’une distinction difficile entre le vrai et le faux, le
bien et le mal, en un monde complexe, désordonné et changeant.
Peut-être la socialisation, l’intégration sociale, devient-elle
plus difficile et l’échec plus fréquent quand les aspirations de
chacun ne sont plus restreintes par la coutume et que la mobilité
et le culte du succès semblent ouvrir à tant d’individus des
perspectives indéfinies.
F.C. – Nous sommes donc ramenés là à un
problème spirituels.
Le malaise de la civilisation: pas de
système de valeurs
R.A. – Nous revenons au malaise de notre
civilisation pour reprendre l’expression courante depuis un siècle.
Que ce malaise soit ressenti par la plupart des critiques sociaux,
écrivains, philosophes, médecins, psychologues, ne prête pas au
doute. L’intégration implique un système de valeurs ou un ensemble
de modèles de conduite qui, tout à la fois, s’imposent avec une
autorité d’évidence à la conscience ou à l’inconscient de tous les
membres d’une collectivité et assurent une coexistence pacifique
entre les individus.
Toutes les Sociétés modernes comportent une
âpre compétition, surtout celles qui transfigurent le succès en
valeur suprême. L’échec ne va pas sans amertume, ressentiment et
parfois mise en accusation d’un ordre d’autant plus odieux à ceux
qu’il accable qu’il leur semble à la fois anonyme, injuste et
faussement rationnel.
Nos Sociétés sont agitées par la pluralité
des normes culturelles, la compétition entre les individus, la
mobilité requise par l’idéal d’égalité au point de départ. Les
hommes deviendront moins étrangers à leur destin dans la mesure où
ils le comprendront.
F.C. – Dans cette perspective du malaise de la
civilisation, vous avez évoqué – bien avant qu’elle ne débouche
dans le public – l’œuvre de Marcuse.
R.A. – Marcuse revient aux écrits de Freud
qui recèlent une critique moins de la civilisation industrielle que
de toute civilisation. Celle-ci, à travers les âges, n’a-t-elle pas
eu pour condition le refoulement des pulsions, la primauté du
principe de réalité sous la forme que lui confèrent l’autorité
paternelle et la discipline impitoyable du travail?
La socialisation initiale – la famille –
demeure un refoulement des pulsions fondamentales, sacrifice du
plaisir au travail, d’Éros à la réalité, de la liberté à la
discipline. Le malaise de notre civilisation ne pourrait être guéri
que par une socialisation radicalement autre, dont nul ne peut
affirmer, écrit Marcuse après Freud, qu’elle soit possible.
Toute civilisation…
F.C. – Nous sommes donc là dans le royaume des
illusions?
R.A. – Marcuse emprunte à Freud et Marx les
armes dont il a besoin pour détruire mythes et illusions d’une
civilisation libérale et apaisée. Il resterait à savoir si cette
critique radicale ne se nourrit pas d’un mythe: une socialisation
sans refoulements, et d’illusions: la possibilité prochaine d’une
humanité capable, en s’unissant, d’atteindre pour la première fois,
avec la maîtrise de sa propre aventure, la paix dans la diversité.
Ce que nous constatons aujourd’hui, c’est que les idéologies, les
religions séculières, divisent provisoirement ceux qu’elles
prétendent unir.
F.C. – C’est vous qui, dès 1943, avez utilisé
ce concept: les religions séculières.
Le problème des fins
R.A. – Le national-socialisme ou le
marxisme-léninisme constituent une espèce particulière d’idéologie:
ils se prétendent supérieurs aux religions transcendantales et ils
se substituent à elles. Le terme de religions séculières que je
leur ai appliqué pose un problème fondamental de l’ordre social
dans une société sécularisée. Le développement, l’organisation
rationnelle de la production passent à juste titre pour moyen
indispensable en vue de n’importe quelle fin. Mais ni la production
ni la consommation n’atteignent évidemment à la dignité des fins
dernières. La production est un moyen du bien-être ou de la
puissance, le bien-être la condition de bien-vivre.
Mais en quoi consiste le bien-vivre? Quelle
autorité – le parti, l’Église, l’opinion publique – définira
l’existence bonne en tant que telle? Le type d’homme qui doit
servir de modèle à tous.
F.C. – C’est devant ce problème des fins, de la
conception de l’homme, que se trouvent les civilisations
modernes.
R.A. – La religions séculière, devenue
religion d’État, érigée en instance suprême de la vérité, apporte
une des réponses possibles. Au seuil du dernier tiers du XXe
siècle, les religions séculières, doctrines de salut collectif par
une classe ou une race, semblent en déclin, au moins dans les pays
développés.
Nous avons peine à comprendre comment ces
idéologies dogmatiques si pauvres en valeur intellectuelle et plus
encore spirituelle ont exercé et parfois exercent encore une telle
emprise sur des esprits supérieurs. Peut-être les religions
séculières ont-elles servi en Occident de substitut de religion à
des intellectuels qui ne savaient où se pendre. Les religions
séculières promettent un salut collectif alors que l’ordre social
d’aujourd’hui loin encore d’atteindre son propre idéal, veut donner
à chacun une chance de promotion ou d’accomplissement. Les
religions séculières représentent la forme extrême adaptée aux
périodes de crise d’un phénomène manifestement lié à la
civilisation industrielle qui ne comporte plus d’ordre sanctifié ou
sanctionné par les Églises.
Les individus agissant comme s’ils
n’avaient pas d’autre vie que celle qui se déroule sur cette terre
attachent une importance vitale au régime politique, économique et
social dans la mesure où celui-ci commande leur unique
existence.
F.C. – Vous posez la question de l’avenir de la
religion.
R.A. – La modernité tend à faire de la
religion une affaire privée de même qu’elle favorise visiblement la
famille étroite. Dira-t-on que la sécularisation de la société
entraîne l’irréligion? Une telle affirmation échappe à toute
démonstration. Au reste, même si l’on corrigeait cette proposition
en disant «l’irréligion du plus grand nombre», on n’aurait guère
progressé: la signification du fait religieux ne se mesure pas au
nombre des pratiquants.
Le petit nombre a maintes fois créé les grandes
œuvres
(1)
Calmann-Lévy.
(2)
Collection «Idées».