Le pouvoir et les étudiants. De 1968 à
1976
Le Figaro
22 avril 1976
En 1968, le général de Gaulle fut impliqué
immédiatement dans la crise estudiantine. En l'absence de Georges
Pompidou, le conseil des ministres délibéra dès le 8 mai sur les
mesures à prendre face à l'agitation déclenchée par le premier
incident, l'évacuation par la police de la Sorbonne. M. Edgar
Faure, en créant de multiples universités au lieu et place de
l'unique université, administrée du centre par le ministère de
l'Éducation nationale, voulait éviter la répétition du grand
chahut, l'élargissement à la France entière de troubles locaux. Les
événements d'avril 1976 révèlent à la fois les limites et certaines
conséquences de la réforme.
L'immense majorité des enseignants demeure
attachée à la notion de diplômes nationaux. Le secrétariat d'État
aux Universités se trouve donc contraint de poser certaines
conditions à la reconnaissance des diplômes. C'est lui aussi qui
propose éventuellement les modifications du
cursus
valable pour toutes les universités. Les diplômes nationaux, la
réforme nationale du deuxième cycle entraînent logiquement des
mouvements nationaux de protestation. Bien plus, l'introduction
dans les quelque soixante-dix universités d'un régime électoral,
exploité et manipulé par les communistes et les divers groupes
gauchistes, devait accélérer et aggraver la politisation du corps
enseignant et de la population estudiantine, favoriser la conquête
par les communistes de positions à l'intérieur des U.E.R. et des
conseils universitaires.L'arrêté et les circulaires d'application
portant réforme du 2e cycle ne contiennent rien qui justifie le
bruit et la fureur. J'ai relu plusieurs fois ces textes pour m'en
convaincre. Les universités gardent une totale liberté de proposer
des formations nouvelles ou de n'en proposer aucune. La séparation
introduite entre licence et maîtrise se prête à toutes les
interprétations. Les conditions d'accès des titulaires du D.E.U.G.
à la licence seront fixées par les universités elles-mêmes. Les
groupes d'études techniques comporteront une majorité
d'universitaires et l'idée que les chefs d'entreprise sont
impatients d'y siéger afin de mettre au pas l'enseignement relève
de l'aliénation mentale. Le patronat laisse volontiers les
étudiants à leurs chères études et les professeurs à leur tour
d'ivoire ou à leur politicaillerie.
Il se peut qu'un grand nombre d'enseignants
soient sincèrement hostiles à l'esprit de cette réforme: parce
qu'ils ne se jugent pas responsables de la carrière professionnelle
de leurs étudiants; parce qu'ils tiennent leur enseignement pour
l'expression sublime de la culture et qu'ils croiraient déchoir en
se rapprochant de la pratique, parce que l'université ne peut ni ne
doit donner une formation étroite, orienter vers un emploi précis,
mais doit tout au contraire rendre les étudiants capables de
s'adapter à des métiers changeants. Ces raisons, et il y en a
d'autres, y compris le goût de l'immobilisme, n'excusent pas le
vote d'une majorité de présidents d'université rejetant un texte
qui ne les oblige à rien. Ceux qui qualifient cette réforme de
malthusienne mentent ou ne savent pas de quoi ils parlent.
À cet argument, notre confrère de Londres
"The Economist" répond dans son numéro daté du 17 avril en un
langage brutal: "La vérité est que la France a trop d'étudiants. La
population d'étudiants des universités a doublé en dix ans passant
à 820.000, environ trois fois le chiffre britannique. Ce dont la
France a besoin, c'est d'un système de sélection, semblable à ceux
qui sont appliqués dans les universités de la République fédérale
d'Allemagne, de la Grande-Bretagne ou de l'U.R.S.S. Mais la manière
française est sacro-sainte".
Je ne prends pas à mon compte ce
diagnostic, ne serait-ce qu'en raison de l'incertitude des
statistiques. Il n'en reste pas moins qu'aux yeux des observateurs
étrangers, l'attitude des révoltés, enseignants ou étudiants, ne
s'explique que par un conservatisme aveugle ou plus probablement
par l'hostilité au gouvernement.
Le "Times" de Londres écrivait il y a
quelques jours que la querelle initiale, celle de la réforme du 2e
cycle, était dépassée. Ce qui serait en jeu désormais ce serait la
capacité du président de la République de faire face à la tempête
(peut-être dans un verre d'eau). Je ne pense pas qu'il existe
aujourd'hui un risque sérieux de grèves ouvrières en chaîne du type
de celles de 1968. Il y a huit ans, les organisations ouvrières
avaient été surprises par l'explosion de grèves sauvages. Les
grèves généralisées résultèrent pour une bonne part de la volonté
de la C.G.T. communiste de reprendre le contrôle de ses troupes.
Rien de pareil aujourd'hui. De même, les étudiants, qui mènent la
lutte, suivent avec résignation les mots d'ordre ou se révoltent
contre cette agitation absurde, ne témoignent ni de la gaîté ni de
l'enthousiasme qui animaient leurs grands anciens de mai
1968.
Les communistes et les gauchistes
combattent le pouvoir tout en se combattant les uns les autres. Les
socialistes voudraient à leur tour affirmer leur présence. Quant
aux autres, inquiets pour leur avenir, le tumulte ne les rassure
pas.
Que la situation d'avril 1976 diffère de
celle de mai 1968 ne prouve pas encore que le "Times" ait tort.
Depuis des semaines, Mme Saunier-Seïté se bat seule, en première
ligne, sans l'appui visible du premier ministre ou du président de
la République. Quand elle remplaça M. Jean-Pierre Soisson au
secrétariat d'État aux Universités, je ne fus pas le seul à
exprimer ma surprise. Mais la question n'est plus là et la
sympathie va désormais à une secrétaire d'État sans expérience,
apparemment privée des soutiens sur lesquels elle devrait compter.
Cette équivoque ne peut pas durer sans inconvénients graves. À
partir d'un certain point, l'agitation universitaire intéresse la
France entière, donc le gouvernement solidairement
responsable.
La conférence de presse du président de la
République à la veille de la journée d'action décidée par les
étudiants constitue bien un examen de passage de l'homme
d'État.