De la panique à la réflexion
Le Figaro
23 novembre 1947
Les événements de ces derniers jours
seraient incompréhensibles, si l'on supposait les acteurs de
sang-froid. Comparables à ces conducteurs que la peur précipite sur
l'obstacle, les parlementaires ont créé précisément la situation
qu'ils redoutaient: une crise ministérielle, au moment même où les
communistes lancent leurs bataillons de grévistes (ou de choc) à
l’assaut de la République.
M. Ramadier a donné une démission qu'il
refusait depuis plusieurs semaines, à la suite d'une incartade,
dont la sottise le disputait à la perfidie, de M. Guy Mollet. M.
Vincent Auriol a accepté une démission, que n'avait pas précédée un
vote de l'Assemblée, contrairement à la théorie qu'il soutenait
depuis des mois. Un gouvernement démissionnaire rappelle un
demi-contingent. Nous n'avions pas non plus de gouvernement le jour
où Hitler envahit l'Autriche, mais deux ans après la République
était morte.
Huis clos
Comme les personnages de Jean Paul Sartre,
les dirigeants du régime se cognent de tous côtés la tête contre
les portes fermées. Pas d'union des gauches possible, depuis la
tactique du Kominform. Pas de dissolution possible aussi longtemps
que les socialistes et les M.R.P. se refusent à une révision
constitutionnelle. Pas de grand ministère possible, aussi longtemps
que la troisième force et le Rassemblement, d'accord sur le plan
Marshall et contre le communisme, se défient et s'insultent. Un
gouvernement Schuman est en train de naître de l'angoisse, mais
avec une majorité de circonstance. Et pourtant, il faut en
sortir.
Pourquoi n'y a-t-il pas d'issue? Pour deux
raisons fondamentales: parce que le parti communiste est redevenu
un parti révolutionnaire et, se désintéressant du travail
parlementaire, passe à l'action directe; parce qu'il s'est
constitué dans le pays un Rassemblement gaulliste, qui dénonce le
système politique en bloc et pose que la réforme de l'État est la
condition indispensable du redressement national.
M. Léon Blum est un incomparable
négociateur, mais, pour négocier, il faut être deux. Avec Benoît
Frachon, style 1936, obéissant aux consignes de Front Populaire
données par Moscou, la négociation était possible. Avec Benoît
Frachon, style 1947, obéissant aux mots d'ordre venus de Moscou,
mais, cette fois, mots d'ordre d'agitation et de sabotage, il n'y a
pas de négociation possible. Ou, du moins, un accord obtenu
aujourd'hui sera remis sa question demain. Que l'on accorde 25 % en
novembre et la hausse des prix d'ici quelques mois suscitera la
même crise, à supposer même que la revendication politique, à peine
dissimulée, ne prenne pas, entre temps, la relève de la
revendication économique qui aurait été satisfaite.
Tout gouvernement, quel qu'il soit, devra
donc combattre, non contre la classe ouvrière, dont une fraction
croissante se révolte contre l'exploitation, au profit d'une
puissance étrangère, de nos difficultés, mais contre le parti
communiste et ses agents d'exécution syndicaux. Nul ne saurait
honnêtement prévoir quels instruments exigera ce combat, parce que
ce choix dépend bien plus des agresseurs, c'est-à-dire des
communistes, que des défenseurs, c'est-à-dire l'État. Mais on sait
une chose: on ne parviendra à surmonter l'obstruction qu'en
regroupant toutes les forces, actuellement divisées. Dans la
conjoncture présente, la troisième force est faiblesse. Elle est
capable de durer, non de vaincre.
La révision indispensable
Quand les députés M.R.P. défendent la
République contre le Rassemblement, ils manquent d'ardeur et
d'autorité: on leur impute trop aisément des arrière-pensées
personnelles. Après tout, ils défendent la République contre leurs
propres électeurs. Rien de pareil dans le cas de M. Léon Blum, dont
personne ne suspecte la passion du bien public. Il n'hésiterait pas
à se retirer s'il jugeait l'effacement conforme à l'intérêt de la
France.
À ses yeux, le Rassemblement n'est qu'un
accès de boulangisme, maladie à laquelle le corps politique
français est prédisposé et qui prend une virulence tragique dans un
milieu favorable. La seule différence qu'il consente à reconnaître
est entre la personnalité du général à l'œillet rouge et celle de
Charles de Gaulle. Sans discuter les analogies et les oppositions,
il me semble que Léon Blum oublie l'essentiel: l'impuissance du
régime, tel qu'il fonctionne actuellement.
Supposons que les calculs du leader
socialiste soient confirmés par les événements. Supposons que les
ministères de la troisième force parviennent à tenir, vaille que
vaille, jusqu'au printemps. Une récolte, qui sera peut-être bonne
(le ciel atténuerait ses rigueurs), les crédits américains
apporteraient une amélioration économique qui faciliterait la
résistance à la démagogie communiste. Le R.P.F., incapable
d'organiser ses troupes et d'entretenir l'élan de ses fidèles,
perdrait, peu à peu, sa force d'attraction, si on ne lui donnait
pas la chance de mobilisations spectaculaires. La vague refluerait,
peut-être lentement, peut-être aussi soudainement qu'elle s'est
gonflée.
Je ne crois pas, pour mon compte, à ces
perspectives, pacifiques et bourgeoises. Mais, en admettant même
que les choses se passent ainsi, je dis que la crise de la IVe
République serait différée, mais non résolue. Il faut être aveugle
pour ne pas voir que, sans réformes profondes, le régime est
condamné.
Aucun gouvernement ne saurait maîtriser les
terribles difficultés dans lesquelles se débat la vieille Europe,
s'il ne dispose pas de temps. Le Président américain est élu pour
quatre ans; en Grande-Bretagne, le parti, désigné par le suffrage
universel, peut répartir sa tâche sur cinq années. Tant qu'on
n'aura pas assuré aux gouvernements français une stabilité
comparable, la démocratie française cherchera vainement, au milieu
de l'agitation et de l'inquiétude, le chemin de l'action
efficace.
Tous les groupes sont divisés en
profondeur. Dirigistes et libéraux s'affrontent à l'intérieur de
chaque parti. Même le ministère anglais, expression d'un seul
parti, passait, il y a quelques semaines, pour paralysé par les
dimensions. Il n'est au pouvoir de personne de supprimer ces
controverses qui naissent et se multiplient spontanément aux
époques de crise. Mais si le gouvernement formé par des coalitions,
à coups de négociations et de dosages, offre l'image amplifiée de
ses désaccords, tout espoir disparaît d'une volonté forte et d'une
inspiration. La démocratie n'est pas l'anarchie.
Depuis six mois, nous demandons vainement
une réglementation du droit de grève, convaincu qu'au bout du
compte, la carence des lois prépare l'irruption de la violence.
Faudra-t-il risquer à chaud ce qu'on n'a pas eu le bon sens
d'élaborer à froid? Quand admettra-t-on, enfin, que les syndicats
peuvent être, comme en Russie ou dans les régimes fascistes, un
appareil d'État, ou bien, comme dans les démocraties
anglo-saxonnes, des organismes professionnels, mais qu'ils ne
sauraient demeurer un État dans l'État, sans précipiter la ruine de
la République?
À quoi bon allonger la liste? C'est moins
la clairvoyance qui manque que le courage. Et pourtant, M. Léon
Blum, dans sa fière solitude, avait admis que le parlementarisme
d'avant guerre n'était par adapté aux exigences de l'après guerre.
Lui aussi avait conçu le recours à certains éléments du système
présidentiel, non pour détruire, mais pour sauver la
démocratie.
La bataille engagée en Italie et en France
par les partis communistes est l'épisode décisif de la guerre
froide entre les États-Unis et la Russie, dont la phase actuelle a
pour enjeu l'avenir de l'Europe. La gravité de l'enjeu devrait
imposer à tous les hommes responsables la réflexion, assurer à
toutes les voix sincères, si modestes soient-elles, une
résonance.
La réconciliation immédiate du centre et du
Rassemblement n'est pas possible, mais il est possible de la
préparer immédiatement. Chacun, quelles que soient ses préférences,
devrait reconnaître le péril qui grandit chaque jour: si l'on
s'obstine sur des positions intenables, on finira par acculer le
régime à l'illégalité.