Remarques sur le polycentrisme
Preuves
mars 1966
Le terme de
polycentrisme
est désormais entré dans le langage courant; il est commode, mais
non sans équivoque. En gros, il désigne la perte, par l'Union
soviétique, du pouvoir quasi absolu qu'elle possédait entre 1945 et
1953 à l'intérieur de l'univers communiste ou que, tout au moins,
les Occidentaux étaient enclins à lui prêter. Rétrospectivement, en
effet, nous mettons en doute que Staline lui-même ait jamais eu les
moyens de commander à Mao Tsé-Toung après la victoire de celui-ci,
ou qu'il se soit jamais fait les illusions à cet égard. En fait,
Staline a immédiatement, dès 1950, traité la Chine en grande
puissance, tout autrement que les États d'Europe orientale en tout
cas. Il y a probablement quinze ans que le bloc communiste, dit
monolithique, a deux têtes.Par le terme de polycentrisme, nous visons
deux phénomènes différents, bien qu'ils soient de diverses manières
liés l'un à l'autre: la querelle sino-soviétique, l'autonomie
croissante des États d'Europe orientale par rapport à l'Union
soviétique, autonomie en fait de gestion de leurs propres affaires
ou en fait de politique étrangère.
Le début du premier phénomène est difficile
à dater; l'année décisive, pour le deuxième, est 1956, l'année des
révoltes polonaise et hongroise. Quant au conflit sino-soviétique,
il ne prend toute sa portée pour les États d'Europe orientale et
pour l'Occident qu'à partir du jour où il devient public et où les
porte-parole des deux Grands du communisme s'accusent
réciproquement de trahir la vérité doctrinale dont ils se réclament
l'un et l'autre. Les premières difficultés entre Moscou et Pékin
sont peut-être antérieures à la mort de Staline. Les techniciens
russes furent retirés de Chine en 1960. Mais c'est en 1963 - année
du traité sur la suspension partielle des expériences nucléaires -
que les lettres d'invectives que s'adressèrent les deux comités
centraux des deux partis russe et chinois furent publiées.
Le polycentrisme commence-t-il avec les
premières divergences entre Moscou et Pékin, ou seulement avec la
mise en forme idéologique de la querelle et la rupture de la IIIe
Internationale? C'est là, après tout, affaire de définition. Il
importe seulement de reconnaître le fait essentiel: bien que
l'univers communiste ait eu virtuellement deux centres depuis 1950,
le polycentrisme a pris un caractère nouveau quand chacun d'eux a
prétendu donner la seule interprétation authentique d'une vérité
universelle. La traduction en termes idéologiques du conflit
enfermait les rivaux en une série de contradictions. Si une vérité
universelle comportait des interprétations contradictoires, elle
cessait d'être universelle. Si un des partis prétendait imposer son
interprétation à tous, il divisait sous prétexte d'unir. La
protestation chinoise contre la désintégration du bloc communiste
accentue dialectiquement cette désintégration. L'Union soviétique
essaye de limiter cette désintégration en l'acceptant, mais n'y
parvient pas: elle n'y parviendrait qu'avec le consentement
chinois, qu'elle ne peut obtenir. Et peut-être les hommes de Moscou
se résigneraient-ils moins aisément à une Internationale-boîte aux
lettres si la Chine populaire ne récusait pas leur autorité.
La querelle sino-soviétique, devenue depuis
1960 ou depuis 1963 un schisme à l'intérieur de l'univers dont le
marxisme-léninisme est la doctrine d'État, n'a pas été à l'origine
des révoltes polonaise et hongroise de 1956. Celles-ci ont marqué
un épisode tragique de la déstalinisation. Les successeurs de
Staline n'ont pas pu ou pas voulu maintenir le despotisme d'un seul
qui n'obéit à aucune loi et règne par la terreur (pour reprendre
les termes de Montesquieu). Ils consentaient à la modification des
rapports entre l'Union soviétique et les États d'Europe orientale,
ils n'ont pas toléré la révolution hongroise, les partis multiples,
la déclaration de neutralité. Mais la répression cruelle de la
révolution hongroise n'a pas arrêté l'évolution vers une autonomie
croissante des pays d'Europe orientale.
À ce point de l'analyse, les questions se
multiplient: l'autonomie des États d'Europe orientale a-t-elle
entraîné une diversité accrue des régimes intérieurs? Une diversité
accrue des politiques étrangères? Quelle est la relation entre
l'une et l'autre de ces diversités? En d'autres termes, la
politique étrangère de chacun des États d'Europe orientale est-elle
fonction de la forme donnée à l'intérieur au socialisme ou au
soviétisme?
Commençons par tenter une réponse à cette
dernière question. Il n'y pas de corrélation visible entre le
degré de libéralisation
à l'intérieur et le
degré d'indépendance diplomatique
à l'extérieur. La Roumanie, qui est le seul des États d'Europe
orientale à revendiquer des territoires annexés par l'Union
soviétique, et qui s'est dressée contre les plans du Comecon avec
plus de résolution que tout autre, a entrepris plus tard que
d'autres démocraties populaires la libéralisation intérieure.S'il y a un trait commun à l'évolution de
tous les pays d'Europe orientale au cours de ces dernières années,
c'est l'
affirmation nationale
. J'emploie volontairement l'expression vague d'affirmation
nationale afin d'englober des sentiments et des actions
hétérogènes. Tous ces pays ont mis l'accent sur leur culture, sur
leur histoire originale; ils ont rejeté les tentatives de
russification et repris, avec plus ou moins d'ardeur, des relations
intellectuelles avec l'Ouest. Tous ces pays ont proclamé sans
réticence les caractères propres de leurs problèmes économiques,
ils n'ont pas fait mystère des oppositions possibles d'intérêt
entre pays socialistes, ils se sont querellés à propos des
conditions financières des échanges de marchandises. Plus
s'affaiblissait l'autorité de Moscou, plus les socialismes
devenaient
nationaux
: les hommes au pouvoir, en dépit de leur doctrine universelle se
veulent des représentants d'
une
nation, soucieux à la fois d'un passé unique, d'intérêts
particuliers et d'une indépendance aussi grande que possible à
l'égard de leurs protecteurs.On pourrait dire, en recourant au style
dialectique ou ironique, que la diversité même, de pays socialiste
à pays socialiste, est l'expression de leur sort commun puisqu'elle
est l'expression de la même nationalisation du socialisme, qui les
rapproche en les séparant (ou les sépare en les rapprochant). Mais,
dirait-on, jusqu'où va la diversité? Pour répondre avec précision à
une telle question, il faudrait une connaissance directe et
détaillée de ces différents pays, que je ne possède pas. Je m'en
tiendrai donc à des remarques relativement brèves.
On observe une première sorte de diversité,
celle qui tient à la phase différente du développement que chacun
des pays est en train de traverser. Roumanie et Tchécoslovaquie se
situent aux deux pôles: l'une en est à une phase de
l'industrialisation durant laquelle les techniques autoritaires et
simples de planification suffisent, l'autre semble connaître les
mêmes difficultés que l'Union soviétique. Une économie industrielle
complexe se passe difficilement de certains mécanismes de prix et
de marché, que les doctrinaires rejetaient comme inséparables du
capitalisme et dont ils admettront peut-être la nécessité demain
et, du même coup, la neutralité par rapport aux idéologies. Il y a
longtemps que des économistes socialistes, tel Oscar Lange, avaient
admis que les planificateurs intelligents devraient se servir du
mécanisme des prix. Il n'est pas question de Liberman en Roumanie,
il en est question en Tchécoslovaquie et en Hongrie.
Une deuxième sorte de diversité, elle aussi
économique, concerne la paysannerie. La Pologne de Gomulka accorde
à la propriété individuelle, dans l'agriculture, un sursis qui se
prolonge. L'efficacité de cette tolérance n'apparaît pas avec
évidence dans les statistiques. Il n'en reste pas moins que chaque
gouvernement se réserve le droit de traiter ses problèmes, y
compris celui de la propriété du sol, selon ses préférences ou les
circonstances.
Une troisième sorte de diversité est
d'ordre politico-intellectuel. Qu'est-ce que les intellectuels
peuvent écrire ou dire sans danger dans chacun de ces pays? Quels
risques doivent-ils courir s'ils franchissent les limites,
d'ailleurs mal tracées, de la liberté qui leur est accordée? Nulle
part ne subsiste plus la discipline stalinienne qui obligeait
chacun à répéter les propos délirants du despote de Moscou. Entre
ces deux négations subsiste une marge de variation. On est loin
encore, en Tchécoslovaquie, en Hongrie ou en Pologne, d'écrire tout
ce que l'on dit. Gomulka attaque les intellectuels qui ont
contribué à le ramener au pouvoir et qu'il a déçus. À maints
égards, Hongrie ou Tchécoslovaquie sont aujourd'hui plus avancées
sur la voie de la libéralisation que la Pologne. Il faudrait vivre
dans ces pays pour sentir la portée exacte de ces nuances.
Les conclusions que j'aimerais tirer de ces
analyses sont au nombre de trois. La première est que les régimes
économico-politiques des pays d'Europe orientale continuent
d'appartenir au même genre, et que les différences en ce qui
concerne les institutions inséparables du régime (propriété
collective des instruments de production, planification, parti
unique) ne touchent pas encore à l'essentiel. La vie politique
reste concentrée dans le parti, qui n'est pas en prise directe sur
la société. Les planificateurs commencent seulement de faire des
concessions aux consommateurs. Ils ne savent pas encore comment
utiliser les mécanismes du marché, dont ils soupçonnent la
nécessité. En ce qui concerne le régime, ces pays me semblent plus
proches les uns des autres que ne le sont ceux d'Europe
occidentale, qui eux aussi appartiennent tous à un régime de même
type économico-politique.
La deuxième conclusion est que les
originalités nationales n'ont pas été effacées par la domination
temporairement exercée par l'Union soviétique. Varsovie et Prague
ont conservé leur physionomie. Je ne saurais définir exactement ce
qui constitue un
climat de culture
. À Varsovie, j'ai le sentiment de vivre dans le même climat de
culture qu'à Paris, tandis qu'à Moscou je respire un air différent.
L'architecture, les traditions religieuses, le style des relations
interindividuelles, des faits massifs et des détails apparemment
insignifiants contribuent à créer des impressions vagues et
tenaces. En ce sens, les nationalités durent, alors que les régimes
passent.La troisième conclusion est l'échec radical
de l'Union soviétique en Europe orientale. L'Union soviétique n'a
pas "russifié" l'Europe orientale, elle n'a pas converti les
peuples au marxisme-léninisme, elle ne les a pas convaincus des
mérites des institutions élaborées en Russie depuis la révolution
de 1917. Certes, aucun des partis communistes d'Europe orientale ne
critique ces institutions en tant que telles puisque tous lui
doivent le pouvoir. Mais tous, revenus dans les fourgons de
l'étranger (sauf les minorités qui ont combattu les Allemands dans
la résistance intérieure), s'efforcent depuis dix ans de manifester
leur indépendance pour accroître leur ascendant moral sur les
peuples. Ils sont acceptés dans la mesure où ils sont ou paraissent
nationaux, et non dans la mesure où ils se réclament du
marxisme-léninisme.
À l’époque de la guerre froide, 1949-1953,
les Occidentaux croyaient n'avoir en face d'eux en Europe qu'un
seul ennemi, un État dirigeant et des satellites. En Asie, dès la
guerre de Corée, ils n'ignoraient pas que la Chine était non un
satellite mais un allié de l'Union soviétique. Ils n'en ont pas
moins agi longtemps comme si ces alliés étaient unis sur
l'essentiel, c'est-à-dire dans leur hostilité aux Occidentaux. À
l'heure actuelle, cette hypothèse de base est manifestement
démentie. Non seulement Chine et Union soviétique ont chacune leur
politique propre en chaque partie du monde, mais chacun des deux
Grands du communisme attache à sa rivalité avec l'autre une
importance extrême, peut-être une importance supérieure à celle de
son hostilité de principe ou d'idéologie à l'égard des États-Unis
ou de "l'impérialisme".
Il est loisible de plaider que l'objet
initial du conflit a été le choix d'une stratégie à l'égard des
guerres de libération nationale, du tiers monde ou de l'Occident.
Tel a été en tout cas un des thèmes des débats entre Russes et
Chinois. Mais, à supposer même que tel ait été originellement un
des enjeux principaux du conflit sino-soviétique, celui-ci a
maintenant changé de caractère et de portée. Ce qui est en
question, c'est la direction du mouvement communiste mondial. Et
l'Union soviétique se trouve prisonnière d'une contradiction. Elle
ne veut ni ne peut renoncer à être un État idéocratique. Elle ne
consent pas à devenir un État "comme un autre", avec des intérêts
nationaux: un tel aveu ébranlerait le fondement même du régime. En
tant qu'elle est marxiste-léniniste, l'Union soviétique
doit être
l'ennemie des États-Unis et de tous les pays capitalistes, même si
elle admet la coexistence pacifique. Elle craint que la Chine
populaire ne s'empare peu à peu du monopole de l'idée
révolutionnaire.À cette contradiction, les dirigeants de
Moscou pouvaient chercher théoriquement une solution dans deux
directions: ou bien rivaliser avec Pékin dans la violence au moins
verbale, ou bien continuer en dépit des invectives chinoises la
diplomatie modérée de coexistence pacifique et contrer Pékin par
une surenchère de modération. Ou bien les hommes de Moscou se
présenteraient comme plus révolutionnaires que ceux de la Cité
interdite, ou bien ils tenteraient de disqualifier ces derniers aux
yeux du monde en les faisant apparaître comme de redoutables
boutefeux.
Manifestement, les successeurs de M.
Khrouchtchev ont choisi le deuxième terme de l'alternative, comme
l'avait fait ce dernier. Non seulement ils maintiennent la ligne de
la coexistence pacifique, en dépit de la guerre du Vietnam, mais
tout se passe comme si la logique de la rivalité avec les
dogmatistes de Pékin l'emportait sur la logique de l'hostilité avec
le monde capitaliste. Ils préfèrent probablement un gouvernement
non marxiste-léniniste à un gouvernement marxiste-léniniste
d'obédience chinoise.
Il n'est pas exclu que les Chinois
raisonnent de même. Pour l'instant, ils n'ont pas les moyens
matériels nécessaires pour combattre directement les États-Unis.
Ils incitent probablement le gouvernement du Nord-Vietnam à
continuer jusqu'au bout de la lutte; ils y trouvent, à plusieurs
points de vue, un avantage: cette guerre freine le rapprochement
entre les États-Unis et l'Union soviétique, qu'ils craignent
par-dessus tout. Ils dénoncent la médiocrité du soutien que l'Union
soviétique apporte à un État socialiste victime de l'agression
impérialiste (ils ne soutiennent pas davantage le Nord-Vietnam,
mais ils peuvent répondre à leurs critiques qu'eux ne possèdent pas
encore l'arsenal thermonucléaire). Les États-Unis, embourbés dans
une guerre terrestre en Asie, s'affaiblissent matériellement et
plus encore moralement. L'Union soviétique souhaiterait
probablement une solution de compromis, surtout si elle pouvait en
obtenir le bénéfice aux yeux du monde.
Dans cette compétition, les deux Grands du
communisme ont l'un et l'autre des cartes. La Chine est plus proche
des nations prolétaires, elle parle un langage que comprennent
mieux les partis désireux de passer à une action violente. Il y a
ou il y aura des tendances chinoises ou castristes (alliées ou
rivales) à l'intérieur de maints partis dans les pays du tiers
monde, mais surtout à l'intérieur des partis encore dans
l'opposition. En effet, la plupart des pays du tiers monde qui se
réclament du socialisme (arabe, africain, etc.), mais non du
marxisme-léninisme, se sont toujours déclarés favorables à la
coexistence pacifique; ils ont invité les deux Grands à coopérer et
non à se combattre. La ligne de Moscou n'est donc pas
nécessairement impopulaire parmi les non-engagés. Tout annonce que
la compétition entre Moscou et Pékin va se poursuivre longtemps
encore. Les Occidentaux, qui ont moins que jamais une politique
commune, n'ont pas en face d'eux un bloc soviétique mais deux
stratégies, celle de Moscou, celle de Pékin, sans compter les
stratégies multiples des États d'Europe et d'Asie qui se réclament
plus ou moins du marxisme-léninisme.
En Asie, les partis communistes d'Indonésie
et même de l'Inde penchent du côté de la Chine. Corée du Nord et
Nord-Vietnam semblaient d'obédience chinoise, la première surtout.
Au cours de ces derniers mois, quelques signes apparaissent d'un
infléchissement de la politique étrangère de ces deux États.
Probablement, ceux-ci souhaitent-ils suivre l'exemple qui leur a
été donné par les États de l'Est européen et s'assurer une certaine
liberté de manœuvre, à la faveur du schisme sino-russe.
Mais quelle est la liberté de manœuvre
réelle des États d'Europe orientale? Les deux blocs n'ont jamais
été que des blocs européens. Ils ont été créés par la rencontre
symbolique des soldats russes et américains au milieu du Vieux
Continent. Ils n'ont pas disparu, puisque le partage de Berlin par
le mur s'est ajouté en 1961 au partage de l'Allemagne et de
l'Europe. Soldats russes et occidentaux continuent de se faire face
des deux côtés de la Potsdamerplatz. Dans l'ancienne capital du
Reich, il n'est pas faux de reprendre la vieille expression: "les
Occidentaux". En effet, quelles que soient les relations entre
Paris et Washington, Français et Américains agissent ensemble,
discutent en commun la stratégie quand il s'agit de ce que les
Soviétiques appellent les suites de la deuxième guerre mondiale,
c'est-à-dire essentiellement la question allemande. Trouvent-ils en
face d'eux le bloc soviétique ou tout simplement l'Union
soviétique?
En première approche, il me semble bon de
distinguer trois domaines de politique étrangère pour les États de
l'Est européen: le premier est celui du commerce économique ou
intellectuel avec l'Occident, en dehors du problème allemand ou du
problème territorial; le deuxième est celui de la politique
mondiale, aux Nations Unies et avec le tiers monde; le troisième
est celui du problème allemand ou européen. J'ai énuméré
intentionnellement ces trois domaines dans cet ordre, l'ordre de la
liberté de manœuvre décroissante des États d'Europe
orientale.
La Roumanie a sa propre politique
commerciale à l'égard de l'Europe occidentale ou des États-Unis,
elle a sa propre politique d'échanges culturels. Elle n'a pas
accepté les directives du Comecon, et ses partenaires, frères en
socialisme, n'ont pas eu recours aux grands moyens pour la
contraindre. Chaque gouvernement d'Europe orientale détermine
lui-même les relations avec l'Occident qu'il juge compatibles avec
le maintien du régime et avec les circonstances.
Certes, ni en fait de culture ni en fait de
marchandises, les gouvernements et les partis communistes ne sont
entièrement libres. Ils doivent assurer un minimum de discipline
idéologique. De plus, leur économie est intégrée au système
constitué par l'ensemble des économies socialistes. Et les
dirigeants de l'Union soviétique n'ont nul besoin de les
contraindre ou de les menacer pour obtenir la sauvegarde du
système: les États d'Europe orientale auraient autant de peine à en
sortir que les États d'Europe occidentale à sortir du Marché commun
ou de la zone de libre-échange. La marge d'autonomie laissée à
chacun d'eux est réelle mais elle est aussi étroite. On peut
hésiter entre les deux formules: désintégration du bloc soviétique
en Europe orientale ou stabilisation du bloc grâce à la tolérance
des autonomies nationales. On ne manque pas d'arguments en faveur
de la thèse de la désintégration. Laissons même de côté le cas
spécial de l'Albanie, qui s'est rangé du côté chinois et qui ne
reconnaît plus d'aucune manière l'autorité de Moscou. Les
revendications territoriales, refoulées pendant vingt ans,
reviennent au jour. La Roumanie revendique la Bessarabie, la
Hongrie la Transylvanie. À l'intérieur du Comecon ou des autres
conseils socialistes, chaque État se fait gloire de défendre
jalousement les intérêts nationaux. L'Union soviétique tolère les
propos roumains sur la Bessarabie comme elle tolère les propos
chinois sur la province maritime. Les successeurs du successeur de
Staline ne font plus peur. Les hommes du Kremlin auraient-ils perdu
la qualité indispensable aux dirigeants d'un État impérial, la
volonté de régner?
En sens contraire, on peut faire valoir
qu'en Europe du moins cette tolérance des nationalismes ne met pas
en péril l'essentiel. La méthode stalinienne ne pouvait survivre à
un Staline. L'échec de l'empire russe étant acquis - les peuples
d'Europe orientale refusaient la domination russe - le régime de
liberté surveillée, tel qu'il s'est provisoirement établi, est
peut-être le plus conforme à l'intérêt bien entendu de l'Union
soviétique
et du mouvement communiste lui-même
. Effectivement, au cours des prochaines années, les deux grands
partis communistes d'Europe occidentale, surtout le parti italien,
vont retrouver une chance précisément à cause de la désintégration
du bloc soviétique. Hier les partis communistes d'Occident
promettaient une double "russification": l'importation du régime
instauré en Union soviétique, la soumission à cette dernière.
Désormais, les propagandistes pourront plaider, en Italie comme en
France (à condition que le parti français retrouve quelque souffle
de vie), qu'il n'est plus question ni de l'une ni de l'autre. Les
églises marxistes-léninistes vont être autocéphales.En attendant, il ne semble pas qu'aucun des
pays d'Europe orientale ait aux Nations Unies ou dans le tiers
monde une politique étrangère qui diverge sensiblement de celle de
l'Union soviétique (même si, de temps à autre, tel ou tel d'entre
eux ne vote pas comme l'Union soviétique). Autant que l'on en
puisse juger, l'aide que la Tchécoslovaquie ou l'Allemagne
orientale, par exemple, apportent aux pays sous-développés résulte
moins d'une initiative propre à ces deux pays que d'une politique
commune ou tout au moins coordonnée. Ajoutons que de toute manière
aucun des pays d'Europe orientale n'est assez puissant pour jouer
un premier rôle sur la scène mondiale, même dans l'hypothèse où il
jouirait d'une complète liberté d'action. Disons donc que ces États
demeurent tous engagés et non, à la manière de la Yougoslavie, non
engagés. Les partis communistes sont assurés de leur pouvoir
dans le contexte international présent
; ils en sont d'autant plus assurés que la puissance soviétique est
toute proche et qu'ils affectent de lui résister. Ils ont intérêt à
la fois au maintien du système et au maximum d'autonomie à
l'intérieur de ce dernier. Tous ces États redoutent l'Allemagne et
la réunification allemande. Sur le seul problème de politique
mondiale qui les concerne directement, ils sont spontanément
d'accord. Quand les dirigeants de Moscou demandent aux Occidentaux
de "reconnaître" la D.D.R., ils n'ont aucune peine à obtenir
l'assentiment des dirigeants de Varsovie ou de Prague. Le partage
de l'Allemagne, le
statu quo
territorial peuvent n'être pas à long terme
des solutions
. Toute modification du
statu quo
semblerait aux Polonais ou aux Tchèques chargées de périls.Nous arrivons ainsi à la conclusion
suivante: le schisme sino-soviétique a pour conséquence deux
politiques essentiellement différentes de deux puissances
mondiales; l'autonomie des États d'Europe orientale, autre
expression du polycentrisme, n'a pas la même portée pour les
Occidentaux, au moins aussi longtemps qu'aucun règlement européen
n'intervient. L'Union soviétique laisse à chacun des États d'Europe
orientale, bon gré mal gré, une certaine liberté non pas seulement
dans la gestion des affaires intérieures, mais aussi dans les
propos, dans les relations culturelles et économiques avec les
Occidentaux. Liberté qui peut être effective sans être à proprement
parler redoutable. Tant que Russes et Américains se font face au
milieu de Berlin et de l'Europe, nul, ni à l'Est ni à l'Ouest, ne
peut traduire en acte les paroles subversives ou les projets
grandioses.
Depuis 1947, les relations internationales
se décomposent d'elles-mêmes en trois domaines: la diplomatie à
l'intérieur des blocs, la diplomatie entre les blocs, la diplomatie
entre les blocs et les non-engagés. Nous voudrions, pour terminer,
indiquer brièvement quelques-unes des conséquences les plus
visibles du polycentrisme en chacun de ces trois domaines.
À l'intérieur du bloc soviétique, la
querelle sino-soviétique se déroule dans un style qui ressemble à
celui des querelles entre fractions à l'intérieur d'un parti
communiste. Chinois et Soviétiques, comme jadis bolcheviks et
mencheviks, multiplient les efforts pour convaincre les hésitants.
Tout se passe, en surface, comme s'il s'agissait d'obtenir une
majorité dans un congrès. La réalité est naturellement différente
de l'apparence. Les partis communistes au pouvoir en Pologne ou en
Albanie ne sont pas semblables aux factions à l'intérieur du parti
social-démocrate en 1900, ou du parti italien en 1965. Le schisme
entre Russie soviétique et Chine populaire est d'un autre ordre que
la scission entre mencheviks et bolcheviks. Il reste que, dans la
phase actuelle, les dirigeants russes sont soucieux de rallier à
leur "ligne" le plus possible de partis marxistes-léninistes. Ceux
de ces partis qui sont au pouvoir participent donc à un grand
jeu
qui a pour
objet
l'autorité de Moscou ou de Pékin, la forme d'organisation de
l'Internationale. Cette liberté d'engagement ou de non-engagement
en faveur d'un des centres ou de l'autre n'intéresse peut-être pas
beaucoup les peuples; elle donne aux dirigeants communistes le sens
de leur autonomie et de leur importance.À l'intérieur du bloc occidental,
l'autorité de Washington est également contestée, mais la
contestation, qui vient surtout de la France, a été favorisée mais
non provoquée par le polycentrisme à l'intérieur du bloc
soviétique. Le général de Gaulle a toujours été hostile à
l'"hégémonie américaine", à l'intégration militaire de l'O.T.A.N.,
il a toujours refusé les liens permanents, toujours eu pour
objectif une liberté d'action aussi grande que possible par rapport
à tous, alliés ou ennemis. Il avait évoqué plusieurs fois le thème
de l'Europe "de l'Atlantique à l'Oural" bien avant la rupture
ouverte entre Pékin et Moscou. Le partage de l'Europe en deux
zones, chacune définie par le régime intérieur des États, lui
paraît à la fois un héritage de Yalta et contraire à la "nature des
choses", donc détestable pour ces deux motifs. Il est contraire à
la "nature des choses" que les régimes intérieurs et non pas les
intérêts nationaux déterminent les alliances. Enfermée dans une
zone d'influence, la France ne pourrait accomplir sa vocation
mondiale.
Une question ne s'en pose pas moins: la
diplomatie gaulliste ne coïncide-t-elle pas avec celles des États
de l'Est européen? La réunification de toute l'Europe ne
condamnent-elle pas à l'anachronisme les tentatives d'unité de la
petite Europe (celle des Six) ou celle même de tous les États
d'Europe occidentale? En bref, le slogan gaulliste "de l'Atlantique
à l'Oural" ne prend-il pas aujourd'hui une authentique actualité
alors qu'il semblait, il y a quelques années encore, appartenir à
la spéculation philosophique ou à la prophétie historique?
Depuis la chute de M. Khrouchtchev, les
dirigeants du Kremlin s'intéressent davantage à la France. Les
premiers ministres de Roumanie, de Hongrie, de Pologne sont venus à
Paris. Malgré tout, il ne s'agit encore que de voyages et de
discours. Le temps des négociations authentiques est-il proche? Je
ne le crois pas. Le jour où commenceraient les négociations sur
l'unité allemande et le retrait des armées russes et américaines,
les États d'Europe orientale seraient-ils capables de rester unis
et de maintenir un front commun? J'en doute. Depuis vingt ans, tous
les Européens ont compris la vérité d'une formule typiquement
française:
il n'y a que le provisoire qui dure
. Le scepticisme français, au deuxième degré, ajouterait: le
provisoire ne dure qu'à la condition que l'on répète chaque jour
qu'il ne peut pas durer.Quoi qu'il en soit, le polycentrisme en
Europe n'en a pas moins pour effet tout à la fois d'atténuer la
tension dans l'immédiat et d'éveiller l'espoir d'une pacification
authentique. Depuis la crise cubaine de l'automne 1962 et
l'acceptation soviétique du
statu quo
berlinois, les Européens de l'Ouest n'affectent même plus de
craindre une agression soviétique. Les controverses sur la
stratégie nucléaire ont perdu leur virulence et ont quitté la
première page des journaux. Chacun suppose, pour ainsi dire
immédiatement, que l'Union soviétique, menacée en Asie par les
revendications nationales et les prétentions idéologiques de le
Chine populaire, n'a d'autre ambition que de maintenir la sécurité
de ses frontières occidentales.Le polycentrisme a des conséquences
exactement opposées dans le tiers monde, et en particulier en Asie.
Ni la guerre du Vietnam ni celle entre l'Inde et le Pakistan n'ont
été provoquées par la Chine populaire. Aucun soldat chinois n'y
prend part. Mais la première ne se prolongerait pas et la seconde
n'aurait pas éclaté si la diplomatie chinoise était autre qu'elle
ne l'est, violente en paroles contre "l'impérialisme américain",
usant avec habileté des moyens diplomatiques plus que des moyens de
force, favorisant le Pakistan et humiliant l'Inde afin d'attiser le
conflit du Cachemire.
Toute l'Asie du Sud-Est est menacée de
sombrer dans le chaos parce qu'aucun ordre stable n'a remplacé
l'ordre impérial d'hier. Quand l'Union soviétique et les États-Unis
s'affrontaient directement, la "double hégémonie" créait un ordre
au moins apparent. La rivalité sino-soviétique ranime les querelles
locales sans éliminer l'affrontement des communistes et des
anticommunistes. Les deux Grands ne sont plus assez hostiles l'un à
l'autre pour imposer chacun une sorte de discipline à leurs alliés
respectifs, ils ont encore trop d'intérêts opposés pour régner
ensemble en Asie du Sud-Est ou ailleurs. Si l'on se réfère aux
moyens militaires, le système diplomatique est encore bipolaire,
mais la capacité de convaincre n'est pas proportionnelle à la
capacité de détruire. On craint de moins en moins la grande guerre
au fur et à mesure que les petites se multiplient. Ce monde
toujours plus complexe promet d'être le paradis des analystes et
l'enfer des hommes d'État. Ceux-là y manifesteront leur subtilité
et ceux-ci y découvriront les limites de leur pouvoir.