Équilibre intérieur et devoirs du
créditeur
Le Figaro
10 juin 1960
J'avais résumé, il y a quinze jours, les
thèses soutenues par le Dr Emminger, au cours d'un récent colloque
franco-allemand, sur la coordination des politiques de conjoncture.
Les pays, disait-il en résumé, doivent rester en communications
régulières, se faire part les uns aux autres de leurs projets,
éviter qu'une décision, justifiable dans le cadre national, ne
cause des difficultés à ses voisins. Mais pour l'essentiel, il
faut, et il suffit, pour que les politiques nationales de
conjoncture soient coordonnées, que les gouvernements établissent
la même hiérarchie entre les divers objectifs et apprécient de même
la conjoncture.
Il est incontestable que dans la mesure où
les autorités nationales préviennent l'inflation intérieure,
déficits ou excédents de la balance des comptes ne doivent pas se
produire ou ne peuvent pas devenir considérables. Si les règles de
la discipline nationale sont respectées par tous, un minimum de
coordination est automatiquement réalisé. Peut-on en conclure que
tel est le but unique d'une coordination des politiques de
conjoncture?
Pour des motifs divers, le dynamisme des
économies est inégal. Ici existent des réserves de main-d'œuvre
qu'une expansion sage ne parvient pas à intégrer au circuit de
production. Ailleurs, la rigueur monétaire semble avoir pour
résultat de ralentir la croissance et d'en faire tomber le taux
au-dessous du minimum indispensable. Est-il possible de maintenir
la primauté de l'équilibre intérieur et l’action communautaire
doit-elle seulement rappeler les principes de gestion saine, les
exigences de la stabilité des prix?
L'expert allemand raisonnait comme si l'on
pouvait toujours compter sur l'expansion, comme si le péril
d'inflation étant écarté, tout le reste était acquis par surcroît.
L'expérience de la République fédérale, depuis 1948, explique et
justifie à la fois ce mode de raisonnement. Il se peut qu'en
Allemagne, la primauté de l'équilibre intérieur puisse être admise
sans réserves, précisément parce que le dynamisme de l'économie
allemande garantit la croissance et ne comporte pas d'autre danger
sérieux que l'inflation. On ne saurait dire que le cas allemand
soit général. S'il s'agit de l'Italie, de la Belgique, de la
France, les politiques de conjoncture ne peuvent ni proclamer à
titre définitif une hiérarchie des objectifs ni miser entièrement
sur les entreprises privées pour assumer le développement
harmonieux de l'ensemble de l'économie sur l'ensemble du
territoire. Une politique européenne de coordination aura pour
tâche propre d'éviter que les initiatives nationales ne soient
contradictoires.
Écartons même cette controverse théorique,
que nous avons seulement esquissée. La hiérarchie entre deux
objectifs - stabilité intérieure des prix, équilibre des comptes
extérieurs - peut être, dans certaines circonstances, remise en
question même par des autorités monétaires, fidèles aux conceptions
orthodoxes. Le relèvement de 4 à 5% du taux de l'escompte, décidé
la semaine dernière, en République fédérale, illustre le
problème.
L'Allemagne de l'Ouest continue d'avoir des
excédents importants dans ses échanges commerciaux et même dans ses
comptes extérieurs (si l'on tient compte exclusivement des
transactions courantes). Si les autorités monétaires s'étaient
référées à l'état de la balance des comptes extérieurs comme au
critère décisif, elles auraient baissé, non relevé le taux de
l'escompte. Elles ont, selon la doctrine du Dr Emminger, posé la
primauté de la stabilité intérieure des prix. L'économie allemande
est en boom, donc soumise à une pression inflationniste. Puisque le
gouvernement fédéral et les gouvernements des Länder ne sont pas
disposés à combattre l'inflation par des économies budgétaires, les
dirigeants du système bancaire sont bien obligés, disent-ils, de
recourir à l'arme monétaire.
Cette mesure, intelligible dans le cadre
national, est-elle compatible avec les obligations du "bon
créditeur"? Avec les exigences de la coordination des politiques de
conjoncture dans le cadre européen ou mondial? Les experts
allemands pensent-ils que les excédents de la République fédérale
sont imputables au fait que les autres pays se sont abandonnés aux
plaisirs et aux vices de l'inflation? L'argument est difficilement
recevable dans la conjoncture présente. Si ces excédents étaient
dus à une sous-évaluation du mark, la conclusion logique aurait été
un relèvement de la valeur du mark, non un relèvement du taux de
l'intérêt (cette réévaluation du mark, pour de multiples motifs,
est hors de question).
Il faut donc que les dirigeants allemands
estiment que les excédents de la balance des comptes sont
imputables surtout à des facteurs non spécifiquement économiques,
l'énergie des exportateurs, la demande de biens que les Allemands
produisent de préférence. Même si l'on admettait, pour une part,
l'explication non économique des excédents allemands, on aurait
peine à juger logique un relèvement du taux d'intérêt en République
fédérale à un moment où le taux, dans les États-Unis déficitaires,
tend à diminuer.
La thèse de la primauté inconditionnelle de
la stabilité intérieure sur l'équilibre des comptes extérieurs
risque de mener sur le plan international au chaos: je ne pensais
pas, il y a quinze jours, que les circonstances m'en apporteraient
une preuve aussi éclatante et déplorable.