Nos paroles et leurs actes
Combat
22 janvier 1947
La question de la défense nationale est
moins la cause que le prétexte des difficultés que rencontre M.
Ramadier. Quel que soit le texte exact des décrets-lois qui
fixeront les attributions du ministre-coordinateur, celui-ci,
coincé entre le président du Conseil et les ministres des trois
armes, aura une liberté d'action chichement mesurée. Les
nominations seront faites ou par les trois ministres ou par le
Conseil. Les risques de noyautage ou de colonisation deviennent,
dans ces conditions, singulièrement faibles. Quant à nos fameux
secrets de la défense nationale, j'éprouve peu d'inquiétude, parce
que nous n'avons pas grand chose à cacher et que nous ne cachons
presque rien.
La résistance du MRP s'explique surtout par
d'autres motifs. À quoi bon prendre, par l'intermédiaire du
ministre des Finances, la responsabilité d'une politique économique
que l'on ne dirige pas et dont on subira l'impopularité? À quoi bon
prendre, par l'intermédiaire du ministre des Affaires étrangères,
la responsabilité d'une diplomatie acculée, dans les mois qui
viennent à des concessions, mollement soutenue par la majorité
socialiste du Cabinet? À quoi bon participer au Pouvoir avec
d'aussi faibles armes? Des raisonnements de cet ordre, dont nous ne
discutons pas la validité, interviennent, sans aucun doute, dans
les réunions passionnées des républicains populaires.
Cela dit, il n'empêche que la question de
défense nationale garde une signification symbolique. Les
communistes réclament ce ministère-clé, non parce que la clé ouvre
beaucoup de portes, mais simplement parce qu'elle ouvre celle des
salons. Ils visent avant tout un succès de prestige. II s'agit pour
eux d'une étape sur la voie de la "réhabilitation", de la
"nationalisation" intégrale. Une fois pour toutes, il doit être
entendu que le parti communiste est un parti comme les autres,
digne d'obtenir, au même titre que ses rivaux, une part des
fonctions officielles proportionnelle au chiffre de ses
représentants. Or, s'il me paraît concevable de céder sur le cas
d'espèce, il me paraîtrait funeste de transiger sur la vérité, de
qualifier un loup d'agneau et un communiste de démocrate.
Tout le monde sait, les chefs communistes
l'ont écrit bien souvent, que le parti n'hésite pas à changer de
langage et de tactique, qu'il multiplie, durant certaines périodes,
les offres de collaboration, qu'il consent à entrer dans les
organisations professionnelles, politiques et culturelles, avec des
hommes très éloignés de partager son Credo. Mais il ne cesse de
tendre à son but unique: le monopole du Pouvoir en vue de l'œuvre
révolutionnaire. Que les communistes ou communisants approuvent la
méthode, rien de plus naturel, mais ceux qui refusent la fin ou les
moyens doivent évidemment se mettre en garde contre le procédé du
cheval de Troie. (La fusion syndicale a donné, en quelques années,
aux communistes le contrôle de la CGT: il en sera toujours ainsi
dans les fronts communs ou pactes d'unité d'action).
Sur quoi, certains observateurs, M. Fauvet,
par exemple, nous jettent à la figure qu'il faut choisir:
"collaborer avec lui ou le mettre hors la loi". Et comme on
s'empressera de répondre que personne ne songe à mettre le PC hors
la loi, on sera acculé à "jouer le jeu avec lui, mais non pas à
moitié..., car on l'accepte ou on ne l'accepte pas."
Heureusement un tel dilemme n'existe que
dans l'imagination de celui qui le formule. La politique n'est pas
réductible à cette logique abstraite. On collabore, dans la
situation présente de la France, avec le parti communiste, parce
que la majorité de la classe ouvrière le suit et que l'on ne peut
pas faire autrement. Mais comme on n'ignore pas qu'il arracherait
aux autres, s'il en avait le pouvoir, les libertés dont il jouit,
on ne cesse de répéter qu'on ne le tient pas pour un parti
démocratique comme les autres. Nos paroles indisposeront ceux qui
sont inévitablement nos partenaires? L'objection est naïve. Les
actes des communistes ne sont pas déterminés par nos paroles, mais
par les circonstances, par leur doctrine, par leurs buts proches et
lointains. Croire que pour collaborer avec les communistes il faut
d'abord mentir à soi-même et aux autres, c'est l'absurdité pure,
bien plus encore, c'est le début de tous les reniements.
Continuons à dire la vérité et à appeler un
chat un chat. La collaboration n'en souffrira pas. Au
contraire.