Le Gouvernement et l'opinion
Combat
18-19 mai 1947
Le débat à l'Assemblée Nationale a fourni
au président du Conseil et au ministre de l'Agriculture l'occasion
d'user largement du droit de réponse à la presse. Nous aurions
d'autant plus mauvaise grâce à protester qu'il s'agissait surtout
de controverses entre les partis. Ceux-ci s'accusaient
réciproquement d'avoir déformé les faits chacun dans l'intérêt de
sa propagande propre et de ses délégués au ministère. On a même
cité les cas de mensonges purs et simples, par exemple à propos de
la prétendue exportation de céréales, démentis par les services
officiels sans que les journaux responsables consentent à informer
leurs lecteurs de ces démentis.
En revanche, nous relèverons une
déclaration de M. Ramadier qui nous paraît présenter une
signification générale. "Il a fallu, pour que la collecte se
poursuive normalement, accepter certaines responsabilités. Nous
l'avons fait sachant où nous irions, mais sachant surtout que, si
l'on annonçait prématurément la crise qui menaçait, celle-ci aurait
été avancée de plusieurs semaines." Quelques instants après, M.
Tanguy-Prigent commentait et précisait: "La collecte était
difficile et des propos pessimistes l'auraient encore
ralentie".
Disons-le en toute naïveté: cette théorie
du silence nous paraît stupéfiante. Nous n'aurons certes pas la
prétention de mieux pénétrer la psychologie des paysans que les
deux éminents orateurs. Mais, si nous les comprenons bien,
l'agriculteur serait d'autant plus tenté de retenir son blé qu'il
connaîtrait mieux la pénurie des villes. Ou encore, s'il avait su à
l'avance la soudure difficile, il aurait pris immédiatement des
précautions pour lui-même et sa prévoyance individuelle aurait
abouti à l'imprévoyance collective.
Cette interprétation n'est pas
inconcevable: le moins que l'on puisse dire est qu'elle n'est pas
flatteuse pour les intéressés. Ce qui m'interdit pourtant d'y
souscrire, c'est d'abord que toute la campagne menée actuellement
par les pouvoirs publics est manifestement inspirée par une
conviction contraire. D'ailleurs admettons par hypothèse
qu'effectivement les masses paysannes soient indifférentes aux
arguments d'intérêt national: leur attitude, en ce cas, ne
serait-elle pas déterminée avant tout par leur situation propre,
par leurs réserves, leurs besoins, l'attente d'une bonne ou d'une
mauvaise récolte? Les faits qui influent sur leur décision ne
sont-ils pas ceux qu'ils connaissent d'expérience directe, bien
plutôt que ceux que rapporte avec plus ou moins d'éclat la
lointaine presse parisienne?
Supposons enfin que le pessimisme
gouvernemental sur la nature humaine soit justifié, que, si nos
gouvernants avaient révélé la situation au pays, ils auraient
avancé le moment de la crise. N'aurait-il pas mieux valu précipiter
l'échéance pour en atténuer la rigueur? Ramenée à 250 grammes deux
mois plus tôt, la ration risquerait moins aujourd'hui de descendre
à 200 grammes. M. Tanguy-Prigent a expliqué que la phrase prononcée
par lui à son retour d'Amérique et si souvent citée, "compte non
tenu des 5.530.000 quintaux mis à notre disposition par les
États-Unis, nous serions assurés de faire la soudure", avait été
faussée par une erreur matérielle au compte rendu officiel. Il
fallait lire "compte tenu". Prenons acte de cette erreur fâcheuse
et constatons que, même sous cette forme, l'affirmation aurait
témoigné de quelque optimisme.
En tout état de cause, l'essentiel reste:
le gouvernement a éprouvé des inquiétudes sur la soudure et la
prochaine récolte, trois mois avant de les faire partager à la
nation. Il a attendu trois mois pour réprimer la surconsommation,
renforcer les contrôles et faire appel au civisme des producteurs
et des consommateurs. Nous continuons à croire qu'il a eu
tort.
Il est bien évident que les privations des
Français sont dues avant tout aux suites de la guerre et aux
intempéries. Il serait absurde et funeste de répandre une autre
explication. M. Ramadier, en assurant lui-même la charge du
ravitaillement, a témoigné de courage et s'est grandi aux yeux du
public. Encore faut-il, pour conquérir la confiance, qu'il ne
méconnaisse pas, sous prétexte de prudence ou d'efficacité, le
principe élémentaire de la démocratie: dire la vérité au
pays.