Césars fous
Le Figaro
4 mai 1971
Le poète cubain Heberto Padilla, arrêté le
20 mars dernier, vient d'être libéré après avoir signé une
confession dans laquelle il traite son ami K. S. Karol et
l'agronome français, socialiste de gauche, René Dumont, d'agents de
la C.I.A. Voilà le fait brut qui consterne les nombreux
intellectuels, en France et ailleurs, qui connaissaient Padilla et
qui aimaient Fidel Castro et la révolution cubaine. Au risque de me
faire accuser d'hypocrisie par quelques porte-parole professionnels
de la conscience universelle, j'ajouterais que cette flambée
soudaine de stalinisme, en un peuple plus doué pour la joie de
vivre que pour ces détours du despotisme asiatique, attriste tout
homme de cœur quelles que soient ses préférences politiques.
J'ai passé trois semaines à Cuba, il y a
dix ans, quelques semaines avant l'expédition de la baie des
Cochons. Ce que l'observateur (qui n'était pas un invité d'honneur
comme le furent la plupart des intellectuels qui firent le
pèlerinage de Cuba au cours des dix dernières années) pouvait voir
du régime antérieur lui inspirait de l'indulgence, sinon de la
sympathie à l'égard de la tentative fidéliste. Pourtant, celle-ci
avait déjà provoqué l'émigration de plus de 200.000 personnes (sur
une population de six millions et demi environ), c'est-à-dire un
pourcentage important des cadres intellectuels et techniques qui,
en se révoltant contre Batista, avaient permis la victoire de la
petite troupe fidéliste, durant des mois isolée dans la Sierra et
sans autres armes qu'un micro.
À ce moment-là déjà, on apercevait les
données majeures de ce qui devait devenir la tragédie cubaine: la
rupture avec les États-Unis, le blocus économique, donc des liens
privilégiés avec l'Union soviétique, la conjonction entre "projets
humanistes" (la campagne d'alphabétisation) et mobilisation
totalitaire, entre la toute-puissance du chef charismatique et le
despotisme bureaucratique, à peine atténué par ce qui subsistait
d'anarchie spontanée. Depuis lors, la Révolution a parcouru de
multiples étapes et multiplié les changements de direction;
l'irrationalité de nombre de décisions prises au niveau supérieur
et l'incompétence de la gestion apparaissent comme les seules
constantes de cette décennie tumultueuse.
L'économie cubaine ne présentait pas de
problèmes d'une difficulté comparable à celles que rencontre, par
exemple, le développement du Brésil et, en particulier, de la
région du Nord-Est. Les exportations de sucre assuraient, avant
1969, environ 600 millions de dollars en devises. Le climat
permettait une diversification de l'agriculture. La coupe de la
canne n'occupe les ouvriers qu'une partie de l'année. Un système
mixte de travail agricole et industriel, la dispersion dans le pays
d'industries légères, auraient permis une amélioration des
conditions d'existence sans recours à des procédés extrêmes
d'enthousiasme organisé.
Malheureusement, Fidel Castro a d'abord mal
compris les leçons de l'expérience soviétique et rêvé d'industrie
lourde alors qu'aucune des conditions n'en était donnée. Après
avoir réduit de près de la moitié la production sucrière d'avant
1960, il est passé à l'autre extrême et il a donné pour ambition
nationale au peuple entier l'objectif strictement arbitraire d'une
récolte de 10 millions de tonnes pour 1970 (quitte à réduire la
récolte de 1969). L'objectif n'a pas été atteint et, au grand
désespoir de ses conseillers soviétiques, d'autres projets en cours
ont été inutilement sacrifiés. Pour employer le jargon des
philosophes interprétant le stalinisme, le volontarisme
subjectiviste s'est déployé à plein: en langage ordinaire, les
phantasmes d'un individu, victime de son orgueil, ignorant des
réalités, ont été érigés en impératifs pour des millions de
travailleurs. Et ces travailleurs, à leur tour, ont dû se soumettre
à une discipline militaire afin que le monde s'ordonne selon les
désirs d'un seul.
René Dumont, dans son dernier livre sur
Cuba, (
Cuba est-il socialiste?
), a décrit, avec mesure, avec angoisse, cette dégradation d'une
tentative révolutionnaire qu'il avait suivie d'abord avec espoir et
toujours avec compréhension. Si Heberto Padilla, arrêté sur
l'instruction formelle de Fidel Castro lui-même, désigne René
Dumont comme agent de la C.I.A., c'est que le chef suprême voulait
se venger du Français qu'il avait lui-même invité trois fois.Fidel Castro règne sur une petite île où
les hommes pourraient être heureux, non sur un immense empire. Le
XXe congrès a eu lieu et M. K. a dénoncé une fois pour toutes le
culte de la personnalité. D'illustres médecins, en France, et dans
le monde, ont cru à la culpabilité des assassins en blouse blanche.
Personne, parmi les amis ou les ennemis de la révolution cubaine,
ne croit à la confession de Padilla et à la félonie de Karol et de
Dumont.
Alors pourquoi? Pourquoi ces confessions,
survivances du rituel stalinien? Staline, lui, exécutait ses
adversaires après leur avoir arraché ce même genre
d'autoaccusations, absurdes ou monstrueuses. Castro leur rend la
liberté. Mais il ne trompe personne, sauf peut-être lui-même.
Croit-il que Karol ou Dumont le critiquent parce qu'ils se mettent
volontairement
au service de la C.I.A.? Ou que la critique du fidélisme équivaut
objectivement
à servir la C.I.A.? Ne reprenons pas les analyses psychologiques du
tyran et des victimes qui ont offert à des esprits éminents
l'occasion d'innombrables variations, il y a une vingtaine
d'années. L'accusé ne prend pas au sérieux ses propres aveux, le
juge qui les lui dicte pas davantage, Staline demeurait hanté par
les espions de l'
Intelligence Service
, par les derniers fidèles de Trotsky. Lui qui donnait aux choses
et aux êtres leur qualification hésitait entre le cynisme et une
sorte de sincérité dans ce que l'on appelait jadis la folie de la
persécution. La toute-puissance risque de rendre fous ceux qui
n'ont pas la force et surtout la modestie de l'assumer.Les écrivains d'Occident ont mis à la mode
une doctrine selon laquelle un régime de parti unique répond aux
besoins d'une société en voie d'industrialisation. Sans reprendre
cette discussion classique, comment oublier les exemples de
Soekarno, de Khrouma, de Sékou Touré, maintenant de Fidel Castro,
tous à l'origine combattants de la liberté, tous corrompus
absolument par le pouvoir absolu et imposant à leur peuple les
monstres enfantés par leur propre imagination?
Oui, n'en doutons pas, les peuples, en
période de mutation, aspirent à se reconnaître dans une
personnalité qui incarne leurs aspirations. Mais combien de ces
personnalités finissent par confondre leurs caprices avec des
nécessités objectives, par projeter sur le monde leurs obsessions
et à créer pour tous, amis ou ennemis, un univers grimaçant dans
lequel le rêve du socialisme est devenu le cauchemar du
totalitarisme?