On demande un président du Conseil
Combat
8 juin 1946
Les partis font du «sur place»; chacun
invite ses rivaux à prendre la tête de la course, dans l’espoir
clairement avoué, que le premier au départ sera le dernier à
l’arrivée. (L’arrivée est-il besoin de le dire, ce sont les
prochaines élections).
Il faudrait beaucoup de naïveté pour
attribuer ce jeu à un désintéressement, encore jamais vu, des
hommes et des partis. La vérité, c’est que la fonction de chef de
Gouvernement est en train de se dévaloriser sous la IVe République,
comme celle de chef de l’État sous la Troisième.
Dès maintenant, les partis inclinent à
penser que, dans les circonstances actuelles, elle n’est plus
«payante»». Elle entraînerait plus de charges que de profits, ou
encore, en termes plus précis, elle obligerait à prendre
l’initiative de mesures impopulaires sans que les pouvoirs qu’elle
assure, permettent de compenser ces pertes inévitables.
Cette théorie est fondée sur l’échec
électoral du parti socialiste et, en particulier, sur
l’interprétation qu’en a donnée Léon Blum. Seul des trois Grands,
le parti socialiste a subi les contre-coups du mécontentement du
pays: pourquoi, sinon parce qu’il avait assumé le maximum de
responsabilités? À partir de là, on suggère discrètement que si le
parti socialiste a été seul victime du tripartisme, c’est qu’il l’a
seul pratiqué jusqu’au bout avec loyauté.
Je serais loin, pour mon compte, de
souscrire à une telle interprétation. La position centrale, dans
une valse à trois, est par elle-même incommode. Chacun sait qu’il
importe avant tout, en pareil cas, de ne pas être (ou de ne pas
paraître) à la remorque de l’un ou de l’autre de ses voisins
rivaux. Le parti socialiste commit, ou se trouve contraint de
commettre une faute décisive en faisant campagne dans le pays pour
une Constitution que soutenait seul, avec lui, le parti communiste.
Conscient de sa faute, au lendemain du 5 mai, il voulut hâtivement
la réparer et ne parvint qu’à la redoubler, par une faute analogue
et de sens contraire.
Ces maladresses tactiques n’ont rien à
voir, me semble-t-il, avec le fait que l’hôte provisoire de la rue
Saint-Dominique était un socialiste. Tout au contraire, cette
position-clé aurait pu réserver à la S.F.I.O. des facilités
supplémentaires de manœuvre.
En tout cas, si l’opinion continue à
attribuer au président du Conseil un rôle éminent, elle se
trompe.
Le chef du Gouvernement a perdu le droit de
choisir ses collaborateurs puisque les partis, en fait, désignent
les ministres. Or, pour citer l’auteur de
La Réforme gouvernementale
, M. Léon Blum, «imagine-t-on un chef véritable qui n’ait pas
choisi, par un choix réel, je veux dire à son propre gré et selon
ses propres vues, ses collaborateurs essentiels? Si les ministres
ne tiennent pas leur mandat d’un choix délibéré et pleinement
conscient du chef, comment le chef exercera-t-il sur ses ministres
l’autorité nécessaire?»Effectivement, le président du Conseil
n’exerce plus d’autorité sur ses ministres. Certes, quand il
s’appelait le général de Gaulle, quelque chose de cette autorité
subsistait. Certains ministres ne prenaient pas de décisions
importantes sans consulter le général. Et celui-ci, par le prestige
de son nom, de son rôle historique, par sa personnalité même,
influençait grandement le Conseil des ministres. Mais, déjà, après
le 21 octobre, les ministres avaient commencé de se retrancher dans
leurs ministères comme dans des positions fortifiées, enlevées de
haute lutte et destinées à être tenues contre tous les retours
offensifs de l’adversaire, déjà chacun menait une politique de
personnel administratif strictement fidèle aux directives de son
parti et nullement à une direction générale du gouvernement. Déjà,
les ministres prenaient l’habitude de se tolérer réciproquement
plutôt que d’arriver à un accord exprimant une pensée commune.
Certains projets de loi passaient au Conseil des ministres sans
obtenir l’assentiment des délégués d’un des trois Grands et
n’étaient votés à l’Assemblée que par une fraction de la
majorité.
Quand le chef du Gouvernement ne s’impose
pas par lui-même, que lui reste-t-il? Des obligations officielles,
beaucoup de présidences et de signatures, mais quelle action a-t-il
réellement l’occasion d’exercer? Ou bien les ministres agissent
sans consulter leurs collègues, ou bien la question est portée au
Conseil. Dans l’un ou l’autre cas, le chef du Gouvernement est
soumis, ou peu s’en faut, à la loi commune.
Or, pour citer encore M. Léon Blum, «il
faut un chef de Gouvernement, comme il faut un chef d’industrie. La
mission, la tâche nécessaire de ce chef est d’ordonner l’ensemble
de l’activité gouvernementale ou, en termes plus précis, d’adapter
l’administration à une politique, ce qui implique la direction
effective du travail politique comme du travail
administratif.»
Les partis cherchent un chef de
Gouvernement. Sur ce point, nous sommes résolument optimiste: ils
en trouveront un, et nous n’avons de préventions ni contre M. Gay,
ni contre M. Schumann, ni contre M. Gouin, ni contre M. Vincent
Auriol.
La vraie question, à nos yeux, est de
savoir si le troisième chef du Gouvernement provisoire continuera à
descendre la pente ou si les partis s’apercevront à temps qu’aucun
gouvernement, même triparti, ne se soustrait impunément à la règle
de l’unité d’action.