Les paradoxes du S.M.I.G.
Le Figaro
19 octobre 1962
À la récente session du Conseil supérieur
du Plan, un des sujets sur lesquels les représentants des syndicats
ouvriers se sont exprimés avec le plus de vivacité a été le salaire
minimum interprofessionnel garanti (S.M.I.G.).
Ce que l'on a appelé l'échelle mobile du
salaire a été introduit par une loi du 18 juillet 1952, proposée
par le gouvernement présidé par M. Antoine Pinay. Il était prévu
que le salaire minimum devrait suivre les variations d'un indice
des prix, à l'époque, celui des prix de détail, dit des 213
articles. En cas de hausse de 5% de cet indice, le S.M.I.G. devait
être relevé en proportion.
Cette législation avait été modifiée par
une autre loi du 26 juin 1957. Les modifications avaient porté
d'abord sur l'indice de référence (un indice de 179 articles avait
été substitué à celui des 213), ensuite, sur le mécanisme de
l'échelle mobile: au lieu du pourcentage de hausse de 5%, un
pourcentage de 2% durant deux mois consécutifs.
L'idée directrice des législateurs était
double: d'une part, ils entendaient fixer un minimum incompressible
de revenus au-dessous duquel aucun salaire ne devrait descendre
(et, à cette fin, un minimum était calculé dont l'échelle mobile
assurerait le maintien en valeur réelle); d'autre part, ils
voulaient éviter "le cycle infernal" des prix et des salaires en
posant le principe que le S.M.I.G. ne devait pas être considéré
comme la base de la hiérarchie et que l'ensemble de la hiérarchie
ne devait pas suivre le sort du salaire minimum.
À l'époque, beaucoup d'observateurs - et
probablement étais-je l'un d'entre eux - avaient exprimé la crainte
qu'en dépit des législateurs l'échelle mobile du S.M.I.G. devînt
l'échelle mobile de la masse salariale. Peut-être aurait-il pu en
être ainsi dans la période 1956-1957.
À ce moment, le gouvernement
Mollet-Ramadier manipulait les prix des marchandises qui figuraient
dans les indices à coups de détaxations ou de subventions par
crainte que la hausse du S.M.I.G. n'entraîne tous les revenus
salariaux et n'accélère l'inflation. Mais depuis 1958, comme dans
la période 1953-1956, les conséquences de la loi ont été exactement
contraires à celles que redoutaient les observateurs.
Non que le S.M.I.G. n'ait suivi les
variations de l'indice de référence et, du même coup, au moins
approximativement, les variations du coût de la vie. Mais, à une
époque où la production augmente et où le niveau de vie s'élève, le
mécanisme même de l'échelle mobile tend à cristalliser le salaire
minimum et à le soustraire aux progrès d'ensemble des conditions.
Conçu comme une garantie aux plus défavorisés, il joue en sens
contraire, il tend à l'ouverture de l'éventail des salaires,
puisque la plupart des salaires croissent plus vite que le prix de
la vie et que le salaire minimum monte à l'allure de ce
dernier.
Certes, rien n'empêchait le gouvernement de
rajuster le salaire minimum, comme la loi l'y invite, en fonction
du revenu national et non pas seulement du prix de la vie. D'autre
part, relativement peu nombreux sont les salariés dont la
rétribution ne dépasse pas le niveau du S.M.I.G. Aussi bien, les
entreprises auraient pu d'elles-mêmes relever les salaires les plus
bas au-dessus du minimum légal. Probablement, beaucoup l'ont-elles
fait spontanément, au moins en réduisant le nombre des ouvriers
rétribués au niveau du S.M.I.G. Il n'en reste pas moins que la
minorité qui devait être protégée l'a été autant contre les effets
de la croissance économique que contre les risques
d'inflation.
Les représentants ouvriers au Conseil
supérieur du Plan ont plaidé le dossier avec conviction et ils ont,
je le crois, convaincu beaucoup de leurs auditeurs. Si le IVe Plan
a pour but prioritaire d'atténuer certaines injustices sociales, le
relèvement du S.M.I.G. ou des allocations familiales répond à des
exigences d'équité.
Certes, si la stabilité du S.M.I.G. en
période de croissance défavorise les salariés au bas de la
hiérarchie, un rajustement automatique en fonction de la production
ou du salaire réel (calculé comment?) serait dangereux. Les
variations du S.M.I.G. sont sans grande influence sur la masse
salariale depuis 1959, parce que celle-ci progresse plus vite que
les prix, mais, si l'on faisait jouer trop souvent la règle de
proportionnalité du S.M.I.G. au progrès de la production, le
S.M.I.G. redeviendrait la base de la hiérarchie et l'échelle mobile
du salaire minimum deviendrait une échelle mobile de tous les
salaires.
Le salaire minimum doit être, de temps à
autre, calculé de nouveau en tenant compte des progrès de
l'économie, mais ni la périodicité ni le mode calcul ne doivent
être fixés de manière impérative.