Une autre Allemagne
Combat
7 février 1947
La diplomatie française a peut-être été
raisonnable, consciencieuse, prudente depuis la Libération. Elle
n'en a pas moins sombré dans la grisaille, parce qu'elle était
dépourvue d'idées et d'inspiration. Une puissance, petite ou
grande, a toujours des intérêts à défendre. Il est normal que la
France défende ses intérêts, par exemple dans le cas de
l'Allemagne, qu'elle réclame le maximum de charbon, de réparations,
etc. Mais s'en tenir là, c'est s’enlever toute chance et toute
capacité de rayonnement, d'influence morale.
L'Europe, naguère centre de la politique
mondiale, n'est plus qu'un champ de ruines dans lequel des millions
d'hommes, dévorés de haine, de ressentiments et d'angoisse,
cherchent à tâtons un avenir. La France a pris une part éminente à
l'épopée de l'Europe, militaire et spirituelle: on attendait d'elle
autre chose que des annexions directes ou indirectes, autre chose
que des précautions, si nécessaires soit-elles. Si la France n'a
rien à offrir, qui prendra la place que l'Histoire laisse
vacante?
L'expression: reconstruction de l'Europe
soulève immédiatement des inquiétudes et des doutes. Par le biais
de la reconstruction européenne, n'est-ce pas à la reconstruction
de l'Allemagne que l'on tend? Et il y a dans cette objection une
part de vérité. L'Europe n'existera pas si l'Allemagne demeure un
monceau de décombres, si les 70 millions d'Allemands ne retrouvent
pas un ordre, une conscience, un espoir.
Nous avons, ici même, discuté la question
allemande sans faire allusion à l'éventualité d'une autre
Allemagne, sans nous demander ce que serait demain la psychologie
du peuple dont le destin a fait nos voisins. Cette omission était
volontaire car, en tout état de cause, la sécurité ne doit pas être
fondée sur l'hypothèse d'une conversion spirituelle, mais sur des
données solides, démographiques, économiques et politiques. Mais si
l'évolution morale du peuple allemand ne décidera pas de la paix ou
de la guerre, elle contribuera pour une large part à donner à la
vie européenne son caractère. En bref, la renaissance de l'Europe,
c'est-à-dire des États nationaux situés entre la frontière de
Russie et l'Atlantique, n'est guère concevable sans la
réintégration du Reich, ou de ce qui en tiendra lieu, dans une
communauté pacifique.
Certains tiennent pour condamnée toute
tentative de cet ordre, sans même se rendre compte qu'ils tombent à
leur tour dans le racisme qu'ils ont combattu. En effet, on ne
saurait écarter à l'avance une conversion des Allemands, à moins
que ceux-ci ne soient, par nature, voués à l'agression, à la
conquête, à la cruauté. En revanche, si les Allemands qui ont été,
effectivement, depuis trois quarts de siècle, un danger pour le
monde, ont dû leur prétendu tempérament national à des
circonstances historiques, à l'influence de certaines idées, à
l'ascendant d'une certaine élite, la rééducation, si longue et
difficile qu'elle puisse s'annoncer, ne saurait être exclue à
l'avance. Bien plus, il serait dans l'intérêt de la France, comme
de l'Europe entière, de tout mettre en œuvre pour la
favoriser.
Certes, rien aujourd'hui n'incline à
l'optimisme. Il semble bien que les Allemands, pour la plupart,
éprouvent plutôt le regret de leur défaite que le remords de leurs
crimes. L'occupation militaire crée les circonstances les moins
propices à une rééducation qui, par définition, doit venir du
peuple lui-même et non d'une contrainte extérieure. De plus,
l'occupation telle qu'elle est pratiquée, avec la désunion des
vainqueurs, les camps de "
displaced persons
", l'incohérence d'une politique qui détruit les usines et achète,
aux frais du contribuable anglais et américain, la nourriture pour
les populations affamées, le mélange de flatterie verbale et
d'incohérente rigueur, tous les événements depuis mai 1945 sont
plutôt de nature à susciter le cynisme qu'une fois nouvelle.Tout ce que nous souhaitons, c'est que la
France adopte franchement, résolument, une attitude positive à
l'égard de la reconstruction allemande. Qu'au lieu de la craindre,
elle donne l'impression de la souhaiter et s'affirme capable de
l'orienter. Qu'on nous comprenne bien: quand un haut dirigeant
américain exprime l'admiration qu'il éprouve pour l'effort
démocratique des Allemands depuis la défaite, il se moque de ses
auditeurs comme il se moque des grands mots qu'il emploie. Il n'y a
pas de démocratie sous un maître étranger. Il n'y a pas de
démocratie dans la misère et la faim. La France, la plus
désintéressée des quatre grandes puissances, puisqu'elle ne songe
pas à utiliser l'Allemagne à ses fins propres, est en mesure
d'éviter cette hypocrisie et de dire franchement ce qu'elle attend,
ce qu'elle espère.
Elle attend des réparations allemandes une
aide pour sa reconstruction, l'intégration de la Sarre dans son
économie, une part du charbon de la Ruhr, une nouvelle organisation
du combinat Ruhr-Lorraine. Aucune de ces exigences n'est
incompatible avec les perspectives raisonnables d'un patriote
allemand. Même si la France continuait à insister sur une certaine
décentralisation, une forme de fédéralisme, elle ne touche pas à
l'essentiel. Puisqu'elle accepte l'unité économique - et comment
s'y refuserait-elle - elle accepte virtuellement une certaine forme
d'unité politique. Celle-ci est menacée aujourd'hui non par la
renaissance des anciens États, mais par la rivalité des grands. Or
la France est aussi hostile que l'Allemagne à la permanence d'une
ligne de séparation au milieu de ce qui fut le Reich.
Rien ne s'oppose donc à l'affirmation d'une
doctrine française, doctrine positive et constructive qui se donne
pour fin une Allemagne reconstituée dans une Europe pacifique. Du
coup, notre régime d'occupation trouverait ce qui lui a manqué: une
idée directrice. Nous ne savons quel objectif lointain nous visons.
Nous ne savons quel langage adopter à l'égard de l'ennemi d'hier.
Nous ne savons pour quelle Allemagne, pour quelle Europe nous
travaillons.
Je pense que notre chance, si faible
soit-elle, de refaire société avec un peuple dont les forfaits
crient au ciel, consiste à affirmer que nous en avons la volonté et
que nous ne désespérons pas d'y parvenir.
Je pense que la reconstruction de
l'Allemagne se fera contre nous, si par notre faute, elle se fait
sans nous.