Paradoxe portugais. Le sabre et le
goupillon
Le Figaro
28 août 1975
Les hommes de gauche, au siècle dernier, se
faisaient gloire de combattre le sabre et le goupillon, le pouvoir
de l’armée, sanctifié par l’Église, et mis au service des docteurs
de la foi. Qu’ils y prennent garde! Les voici en train d’accepter,
au Portugal, le règne de l’armée, pourvu que celle-ci se réclame
des nouveaux docteurs de la foi, qu’elle orne ses drapeaux de la
faucille et du marteau, ou, tout au moins, à défaut de se rallier à
la pleine orthodoxie, qu’elle procède à quelques réformes dites
socialistes (nationalisation d’instruments de production) ou parle
un langage plus ou moins marxiste.
Comment ne pas s’étonner que personne, ni
les communistes, ni les socialistes, ni les libéraux n’accusent le
sabre portugais et le goupillon rouge. C’est l’armée qui avait
choisi Salazar, il y a un demi-siècle. Elle eut, certes, le mérite
de s’arracher au rêve de la communauté lusitanienne et de
reconnaître la vanité des luttes d’outre-mer, bien que, sauf
peut-être en Guinée, elle n’eût pas plus été vaincue par les
rebelles que l’armée française ne l’avait été en Algérie. Le
général de Gaulle imposa l’abandon, en dépit de la résistance d’une
fraction des officiers de carrière. Au Portugal, les officiers de
carrière renversèrent le régime pour imposer l’abandon (certains
d’entre eux obéirent aussi à des griefs professionnels).
Après la chute du salazarisme, le Mouvement
des forces armées décida, immédiatement, et, semble-t-il,
unanimement, de garder le pouvoir pour lui-même. De cette décision
sortit le processus révolutionnaire - ce processus qui entraîne le
Portugal vers l’anarchie ou vers la guerre civile, et qui rend
probable, sinon inévitable, un dénouement tyrannique d’une couleur
ou d’une autre, peut-être même sans autre couleur que le nom d’un
reître ou d’un professeur.
Depuis plus d’un an, c’est à qui nous
rebattra les oreilles, avec plus de componction, du miracle
tiers-mondialiste, les officiers portugais convertis par leurs
farouches vainqueurs. On veut nous faire croire que le pathos
marxisant et nationaliste des divers mouvements de libération de
l’Angola et du Mozambique a progressivement éclairé les cerveaux
des militaires, jusque-là aveuglés par l’obscurantisme clérical. Et
encore quoi! Ce pathos, les militaires le connaissaient depuis des
années, grâce à la littérature politique, surtout de langue
française, que la censure salazarienne ne les empêchait pas de
lire. Ce qui est vrai, c’est que le recrutement du corps des
officiers s’est modifié au cours des guerres coloniales et que la
jeune génération évoluait dans le sens du conformisme intellectuel
venu de Paris, de Moscou ou même de New York.
La tête remplie des idéologies à la mode,
les officiers n’oublièrent malheureusement pas ce qui les touchait
le plus: leur intérêt de corps. Ils n’avaient pas plutôt rendu la
liberté aux Portugais qu’ils décidèrent de la réserver «au peuple»,
autrement dit à cette fraction des Portugais qu’ils baptiseraient
peuple. Goering avait déclaré un jour, pour ne pas se priver des
services d’un général d’aviation: c’est moi qui décide qui est
juif. Les bolchevik, depuis longtemps détiennent seuls le droit de
définir la volonté du prolétariat. Le Mouvement des Forces Armées
prit modèle sur ces avant-gardes révolutionnaires, il permit aux
électeurs de déposer les bulletins dans les urnes à la condition
que les officiers généraux continuent d’occuper les palais, de
rouler carrosse et d’exercer le pouvoir, ou ce qu’il en
reste.
Par pur dévouement à la Révolution, bien
sûr! Pourquoi les mêmes commentateurs, si prompts à discerner les
intérêts sordides derrière les déclamations des intellectuels, des
bourgeois ou des capitalistes, montrent-ils tant de respect pour
ces révolutionnaires en uniforme? N’est-il pas frappant qu’encore
aujourd’hui le président de la République s’appelle Costa Gomes,
salazariste de vieille date, rallié cinq minutes avant ou après
l’heure H, que les Portugais appellent par dérision «le bouchon»,
vivant symbole de la continuité: les idées passent, mais les
militaires demeurent.
Ils ne savent pas ce qu’ils veulent, mais
ils savent ce qu’ils ne veulent pas: retourner dans les casernes et
se soumettre à un gouvernement élu.
Que l’on n’objecte pas la contrainte des
circonstances. Le renversement du régime ancien créa à coup sûr un
vide que l’armée, dans l’immédiat, devait combler. L’opinion
acceptait, avec reconnaissance le rôle de l’armée, garante des
libertés. La popularité dont bénéficia le M.F.A. en témoigne. S’il
l’a perdue aujourd’hui, il n’a qu’à s’en prendre à lui-même.
Dès les premiers mois il laissa les membres
du P.C.P., le mieux organisé dans la clandestinité, s’emparer des
positions clés dans la presse, dans la radio, dans les syndicats,
dans les municipalités. Sous l’impulsion de la «fraction
Gonçalves», il imposa l’intersyndicale ou syndicat unique que
noyautait le P.C.P. Il contraignit ensuite les partis à signer un
pacte par lequel ceux-ci renonçaient, au profit de l’armée, garante
des libertés. Les électeurs votèrent massivement en faveur du parti
socialiste et du parti du centre, le parti communiste ne
recueillant qu’entre 12 et 13% des suffrages.
Qu’importe, écrit la
Pravda
, la majorité n’est pas une notion arithmétique, mais politique.
Qu’importe, déclarait Alvaro Cunhal, nous n’attachons pas
d’importance aux élections (nous nous en doutions). Qu’importe,
écrivaient les rédactions parisiennes, c’est l’armée qui détient la
légitimité. Il fallut l’explosion de violence contre le parti
communiste, dans le nord du pays, pour qu’enfin de bons apôtres,
sur un terrain familier, retrouvent les accents de l’indignation de
rigueur contre la croisade anticommuniste.Comme ils ont raison de condamner cette
violence, que celle-ci soit spontanée ou manœuvrée par un chef
d’orchestre invisible, mais comment éviter la violence quand une
minorité en uniforme ou sans uniforme, veut transformer l’ordre
social contre les vœux du plus grand nombre? Aussi bien, ces
événements, déplorables en tant que tels, ont impressionné tous les
partis socialistes d’Europe, plus encore que les résultats des
élections. Du coup, ces partis condamnèrent l’action du P.C.F. et
celui-ci, pour un peu, aurait fait lui-même son autocritique.
Personne, malgré tout, n’alla jusqu’au bout, autrement dit ne
condamna le M.F.A.
Sous prétexte de conduire une révolution
alors qu’ils ne sont même pas capables de gouverner le pays, les
militaires ont introduit dans l’armée les conflits réels entre les
classes et les régions du pays, sans compter Les controverses
byzantines sur la forme, idéale du socialisme de l’avenir. Ils se
refusent à voir ce que comprennent les paysans illettrés: après la
perte de l’empire un seul avenir s’offre au Portugal, celui-là même
qu’appelait de ses vœux, déjà sous Caetano, la masse de la
population, classe dirigeante aussi bien que classe populaire,
l’entrée dans l’Europe démocratique, la participation à la
communauté européenne.
Tout le reste, c’est d’abord du bavardage
et ensuite la tyrannie, Mario Soares le sait, mais il ne juge pas
encore opportun de le dire. Quant aux officiers, le savent-ils?
Refusent-ils de le savoir pour justifier, le maintien de leur
pouvoir? Le général Gomes, devenu président de la République
probablement parce qu’il est le plus ancien dans le grade le plus
élevé, vient de déclarer, dans une interview, que l’armée
portugaise n’avait pas d’ambitions politiques.
Que serait-ce si elle avait?