La chance de M. Wilson
Le Figaro
9-10 mars 1974
Aucun système électoral ne garantit la
formation d’une majorité au Parlement: les récentes élections de
Grande-Bretagne viennent d’en donner une démonstration nouvelle.
Faut-il en conclure que les démocraties représentatives ne
fonctionnent plus ou fonctionnent de plus en plus mal? Une telle
conclusion suppose qu’un gouvernement de coalition ou un
gouvernement minoritaire constituent par eux-mêmes des
catastrophes, qu’ils sont, en tant que tels, incapables d’agir. Je
suggère qu’on leur accorde au moins le bénéfice du doute.
Les gouvernements suédois, canadien, danois
ne s’appuient pas sur une majorité de l’Assemblée. En Suède, le
gouvernement de M. Palme gère de son mieux la conjoncture
économique et doit s’abstenir de certaines réformes que comportait
son programme: les électeurs qui ont déserté le camp socialiste
voulaient probablement donner un coup d’arrêt au parti qui exerçait
le pouvoir depuis plus d’un demi-siècle: ils ont atteint leur
objectif sans pour autant donner une chance à l’opposition. Des
remarques comparables s’appliqueraient au Canada bien que les
divisions régionales entre l’Est et l’Ouest du pays bien plus que
les oppositions d’idéologies aient provoqué l’échec de M.
Trudeau.
Venons au cas qui nous intéresse le plus
directement, celui de la Grande-Bretagne. Les progrès du parti
libéral témoignent surtout de l’impopularité des conservateurs et
des travaillistes qui ont gouverné tour à tour depuis 1945 et qui
donnent à l’opinion le sentiment d’une égale impuissance. La
campagne électorale de 1973 présentait un caractère sans précédent.
M. Heath demandait aux citoyens de lui donner une majorité massive
pour mener avec intransigeance sa politique des salaires et des
revenus en dépit des mineurs et des syndicats. M. Wilson accusait
le Premier de maladresse dans les négociations avec les grévistes
et il se faisait fort de rétablir la paix sociale et la semaine de
cinq jours. Simultanément; il proclamait son intention de
«renégocier» les termes de l’adhésion de la Grande-Bretagne au
Marché commun et de nationaliser nombre de grandes
entreprises.
En cas d’une nette victoire, M. Heath
aurait reçu mandat de traduire en actes le principe
constitutionnel: la souveraineté appartient à la Chambre des
communes, et les syndicats doivent, eux aussi, obéir aux lois. La
majorité des électeurs souscrit probablement à ce principe.
La décision de dissoudre la Chambre des
communes et de provoquer des élections générales en pleine crise
économique et sociale s’explique par la volonté des conservateurs
d’axer leur campagne sur ce thème. Au début de la campagne, les
sondages leur prêtaient une avance qu’ils perdirent peu à peu pour
se retrouver finalement à égalité avec les travaillistes, cependant
que progressaient tous les mini-nationalismes: d’Écosse, du Pays de
Galles, des extrémistes de l’Ulster. Les mini-nationalismes, qui
témoignent d’une vigueur nouvelle dans tous les pays d’Europe
occidentale, appellent une autre étude. Le refus du corps électoral
de choisir nettement entre les deux prétendants - refus que
symbolisent les six millions de voix données au troisième parti -
prend une signification politique et, au bout du compte,
raisonnable, quels qu’aient été les motifs des électeurs pris
individuellement: à savoir un double refus.
D’une part, refus d’aller jusqu’au bout du
conflit entre le gouvernement et les syndicats, même si certains
d’entre eux, manipulés par les communistes placés à des
position-clés, combattaient contre le gouvernement conservateur
autant que pour des augmentations de salaire. D’autre part, refus
d’accorder un blanc-seing à M. Wilson pour appliquer dans une
situation nationale et mondiale de crise un programme de
nationalisation et pour remettre en question, dans un style
dramatique, une participation à la Communauté européenne que l’on
ne souhaitait pas mais qui divise tous les partis.
M. Heath a perdu la bataille parce qu’il
voulait trop la gagner. Peut-être ses vertus - le courage,
l’entêtement, la résolution d’aller jusqu’au bout de ses
convictions - ne répondent-elles pas à l’humeur des Britanniques
qui aiment leur civilisation, leur qualité de vie, même mal
adaptées aux rudes nécessités de notre siècle. Le résultat que
personne n’a voulu, traduit l’état d’esprit de la nation qui
déplore les échecs successifs de tous les gouvernements mais qui ne
consent pas aux mesures brutales, peut-être nécessaires.
Faute d’avoir obtenu une majorité, M.
Wilson disposera d’une liberté d’action qu’une victoire éclatante
aurait réduite. Il peut, sans manquer à ses engagements, oublier
son programme et maîtriser sa gauche, Quel Premier, en
Grande-Bretagne, n’a rêvé d’une pareille position de force, fondée
sur la faiblesse parlementaire? Le Premier conservateur craint
davantage sa droite (M. Enoch Powell) que sa gauche mais, à la
différence de M. Wilson, il n’a pas besoin d’une aide extérieure
pour tenir ses extrémistes.
Dans une conjoncture pareille, M. Wilson
devrait, au cours des prochains mois, aller, en apparence, de
succès en succès. Les syndicats lui faciliteront la tâche, les
antieuropéens éviteront de provoquer une rupture à Bruxelles, les
conservateurs et les libéraux lui laisseront le champ libre.
Saisira-t-il donc la première occasion d’obtenir du pays un
véritable mandat? Rien n’est moins sûr. Le jour où il s’appuierait
sur une majorité, celle-ci ne tarderait pas à se fissurer et M.
Wilson serait contraint de réformer et non plus simplement de
gérer. La tentative de réformer n’a pas réussi à M. Heath. Je doute
que M. Wilson soit impatient de suivre l’exemple de son rival
malheureux.