L'Angleterre unie et divisée. II. - Le
travaillisme, empirique ou doctrinaire?
Le Figaro
27 septembre 1950
Le plus grand mérite que s'attribuent les
travaillistes est d'avoir maintenu le plein emploi. La faute la
plus grave que leur reprochaient naguère les économistes libéraux
était de n'avoir pas triomphé du déficit de dollars. Éloge et
critique paraissent également discutables.
À coup sûr, le plein emploi a régné depuis
1945, mais les circonstances facilitaient singulièrement la tâche.
On était en période de reconstruction. Marché intérieur et marché
extérieur absorbaient aisément tout ce que l'appareil de production
était capable de fournir. Le danger était que les exportations
fussent insuffisantes pour financer l'achat de la nourriture et des
matières premières. Or, depuis 1945, la Grande-Bretagne a reçu du
Nouveau Monde 7 à 8 milliards de dollars, en crédits ou en dons. Le
plein emploi est peut-être dû pour une part aux travaillistes, mais
certainement, pour une part non négligeable, au capitalisme
américain.
Aucun pays européen, quelle qu'ait été sa
politique économique, n'avait réussi à gagner assez de dollars par
lui-même pour financer ses importations en provenance de
l'hémisphère occidental sans aide Marshall jusqu'à la campagne de
Corée. La légère dépression qu'avaient connue les États-Unis en
1949 avait élargi le déficit de la zone sterling et provoqué la
fuite devant la livre, anticipation d'une dévaluation tenue pour
inévitable, et cause directe de celle-ci. Le gouvernement
travailliste se résolut tardivement, avec regret, à une
manipulation monétaire dont les résultats, au bout d'un an,
dépassent les prévisions optimistes.
Le travaillisme n'est pas justifié par ce
succès, pas plus qu'il n'était condamné par les difficultés de l'an
dernier.
État-providence et dirigisme
Il n'y a pas de querelle de principe entre
les partis anglais sur le
welfare state
(état de services sociaux), tout au plus une controverse sur
l'extension qu'il convient de lui donner. Tous les gouvernements
d'Europe, depuis celui de Bismarck à la fin du siècle dernier, ont
promulgué des lois sociales conçues par les uns comme un moyen de
lutter contre le socialisme, par les autres comme un moyen de le
réaliser. Le rapport Beveridge, qui proposait un plan d'ensemble
d'assurances sociales, était dû à l'initiative du gouvernement de
coalition, pendant la guerre. En 1945, les conservateurs avaient
promis, eux aussi, d'en appliquer les idées directrices.Sans doute a-t-on discuté certaines
modalités du
welfare state
. Le service de santé gratuit coûte plus de 300 millions de livres
par an. On peut se demander s'il est conforme à l'idéal socialiste
d'accorder la gratuité des soins médicaux même à ceux qui auraient
les moyens de payer médecin et pharmacien. La critique la plus
grave contre les subventions alimentaires (entre 400 et 500
millions de livres) est qu'elles réduisent le coût de la nourriture
pour les riches comme pour les pauvres. En ce dernier cas, il
s'agit d'ailleurs moins d'une décision de principe que d'une
situation de fait. Durant la guerre, on voulait éviter la course
des salaires et des prix. Aujourd'hui on établit une compensation
entre le prix de la nourriture importée et le prix de la nourriture
produit dans le pays. Les subventions permettent de payer aux
agriculteurs des prix rémunérateurs sans élever le coût de la vie
pour les consommateurs des villes. Bon ou mauvais, le système n'est
guère concevable en dehors d'un pays qui importe la majeure partie
de sa nourriture. Au reste, si la viande ou le beurre sont bon
marché, la bière ou la cigarette coûtent cher. Vaste redistribution
des revenus qui, comme on l'a dit, gonfle la bourse de la maîtresse
de maison et aplatit celle du chef de famille.La direction de l'économie dans le cadre
national était impliquée, en large mesure, par les circonstances.
Jamais les conservateurs n'ont proposé de rétablir la
convertibilité générale de la livre ou de renoncer au contrôle
administratif des importations. Le rationnement n'a jamais été, aux
yeux d'un socialiste, qu'une nécessité transitoire, mais il ne
pouvait disparaître qu'après le rétablissement de l'équilibre entre
pouvoir d'achat et marchandises disponibles à l'intérieur.
Admettons que les socialistes tiennent certains éléments de
planification pour permanents (contrôle du commerce extérieur,
investissements), qu'ils aient plus de goût pour les "contrôles"
que les conservateurs. L'action des uns et des autres dépend
surtout des circonstances. Même le système fiscal, qui tend à une
redistribution des revenus en faveur des non-privilégiés, est en
grande partie antérieur au gouvernement travailliste.
Quant aux nationalisations, nous l'avons
vu, les conservateurs, qui n'en auraient certes pas pris
l'initiative, étaient résignés à les maintenir, jusqu'à la
nationalisation de l'acier exclusivement.
Est-ce à dire que la lutte entre
travaillistes et conservateurs ne diffère pas en nature de celle
qui opposait naguère libéraux et conservateurs?
L'âpreté des controverses actuelles
s'explique partiellement par les avantages croissants que l'on tire
de la possession du pouvoir. Plus les fonctions de l'État
s'élargissent, plus le nombre des postes à la disposition des
gouvernants augmente, plus l'opposition est impuissante contre les
gérants de l'administration et plus un parti conçoit d'amertume
lorsque se prolonge la durée de son exil.
La victoire du parti travailliste a marqué
l'avènement d'une nouvelle classe dirigeante plutôt que d'un
nouveau parti. Le travaillisme compte un bon nombre de
personnalités venues de la bourgeoisie, grande ou moyenne, passées
par Oxford, Cambridge ou les autres universités. Mais les deux
types d'hommes les plus caractéristiques de l'état-major sont les
anciens dirigeants de syndicats (Bevin, Morrison) et, depuis
quelques années, les intellectuels. Les uns et les autres ont pris
goût au pouvoir. Les travaillistes accusent les conservateurs de se
croire un droit divin au gouvernement du pays - ce qui n'est pas
entièrement faux - mais peut-être sont-ils en train de leur
ressembler.
Considéré comme une révolution pacifique,
le travaillisme, admirablement modéré, a été dans l'ensemble un
succès. Le système politique a été sauvegardé et, si le Parlement
semble quelque peu en déclin, la faute en est à des causes plus
fortes que la volonté des hommes. La gestion des affaires publiques
est devenue trop complexe et trop technique pour que la discussion
parlementaire morde sur l'action administrative. Les débats sont
moins vivants à partir du jour où les orateurs savent qu'ils ne
modifient les votes d'aucun député. L'ancienne classe dirigeante a
perdu son monopole, elle n'a pas été opprimée, elle conserve
l'espoir de revenir au pouvoir. Si les taux de la fiscalité
éliminent progressivement les grandes accumulations de fortune, il
s'agit là d'une évolution lente, que les conservateurs eux-mêmes
tenaient pour nécessaire.
Pourquoi donc la signification du
travaillisme demeure-t-elle équivoque?
L'enjeu
Le désir de sécurité, qui semble une des
dominantes de la psychologie occidentale, est, en lui-même,
légitime. Mais il serait dangereux de méconnaître la nécessité
sociale, en apparence contradictoire, mais, au fond,
complémentaire, d'ouvrir aux individus actifs, à tous les échelons
de la hiérarchie, un champ d'expansion, de différencier les
salaires ou les profits selon les résultats de l'effort. Il est
frappant que le communisme soviétique, obsédé par le souci de
production, semble appliquer le plus possible la règle: à chacun
selon ses œuvres, cependant que le travaillisme retient davantage
l'autre formule: à chacun selon ses besoins. Phénomène d'autant
plus étonnant que la Grande-Bretagne a dû sa prospérité et sa
grandeur, jusqu'à notre époque, à l'action du petit nombre.
L'esprit de compétition passait pour essentiellement britannique,
l'esprit d'organisation et de bureaucratie semblait d'essence
germanique.
Il est possible de trouver peu à peu un
équilibre entre la protection des individus et le maintien des
risques et de la responsabilité individuels, mais il est autrement
malaisé de poursuivre sans interruption l'extension du
welfare state
ou l'élévation du niveau de vie de la classe ouvrière. On ne peut
plus compter sur la redistribution des revenus. Les progrès
ultérieurs ne sauraient être obtenus qu'à la faveur d'un
accroissement de la production. Or le réarmement va absorber, et
probablement au-delà, le surplus annuel.Le travaillisme a vécu aussi sur le capital
moral de la nation. Il a trouvé, et non créé, cette admirable
discipline, le sens du devoir civique, l'acceptation des lois, même
contraires aux intérêts de l'individu et du groupe, qui ont permis
la direction de l'économie sans la prolifération de la fraude, de
l'immoralité ou de la police connue par les pays du continent. La
moralité traditionnelle, née dans un milieu libéral, fondée sur une
religion ou des convictions individuelles, a résisté jusqu'à
présent à la pression du collectivisme.
On en vient ainsi à la dernière question
qui est aussi la question décisive. De quelle Angleterre rêvent les
travaillistes? Si, pour l'essentiel, la révolution est accomplie,
la société nouvelle est un compromis entre deux structures. La
classe dirigeante comprendra à la fois les chefs de l'appareil
administratif et industriel de l'État, les dirigeants des
syndicats, d'une part, les propriétaires ou managers des
entreprises privées, les propriétaires terriens, appauvris mais non
éliminés, de l'autre. En revanche, si l'on généralise les
nationalisations, progressivement une seule hiérarchie s'imposera,
bureaucratique et étatique. Que deviendra, ce jour-là, l'équilibre
des forcés sociales, condition de la liberté politique? Que
vaudront les chefs qui ne se seront pas imposés, comme ceux
d'aujourd'hui, par eux-mêmes et dans la lutte mais qui auront
simplement profité de la victoire?
Interrogations relatives à un avenir
lointain, à coup sûr. Pour l'instant, le programme des
nationalisations est limité (après l'acier, on parle du sucre et du
ciment) et les Trade-Unions eux-mêmes ne paraissent pas impatients
d'accélérer le mouvement. Il reste qu'une fraction du parti, l'aile
gauche, qu'animent soit des extrémistes, soit des intellectuels,
réduit malaisément ses ambitions à la simple consolidation du
terrain conquis. W. Churchill impute à l'
intelligentsia
la responsabilité des projets "révolutionnaires". Qu'il ait tort ou
raison, l'incertitude en ce qui concerne les objectifs ultérieurs
du travaillisme pèse sur les querelles présentes.Les hommes d'État britanniques savent
depuis longtemps que le fonctionnement du parlementarisme
britannique exige que les deux partis soient d'accord sur
l'essentiel. Dans le monde actuel, face à la menace soviétique, cet
accord existe. Entre le travaillisme d'Attlee et de Morrison et le
conservatisme d'Eden, il existe probablement encore, mais déjà on
approche de la limite. La nationalisation de l'acier, décidée au
moment du réarmement, a paru à certains symbolique d'un
travaillisme doctrinaire qui diviserait irrémédiablement
l'Angleterre. Ce travaillisme doctrinaire n'existe-t-il que dans
l'esprit des observateurs continentaux, qui oublient le talent des
Britanniques à ne pas aller jusqu'au bout de la logique de leurs
idées? Est-il seulement le cauchemar des conservateurs? Ou la
réalité de demain?
Les événements internationaux permettent
probablement de différer la réponse.