Un acte de courage
Le Figaro
26 juillet 1966
Le rapport de la commission présidée par M.
Mathey pourrait marquer une date dans la politique française.
Comparable à un rapport d'une commission royale en Grande-Bretagne,
il traite d'un problème que sophismes et passions avaient fini par
obscurcir. Il en traite avec la liberté et la rigueur d'esprit que
l'on peut attendre de personnalités choisies en raison de leurs
mérites, sans référence à leurs opinions politiques.
Le précédent ministre des Finances avait
laissé par inadvertance à coup sûr l'Assemblée nationale voter dans
la loi du 12 juillet 1965 un amendement connu désormais sous le nom
d'amendement Vallon qui faisait obligation au gouvernement de
déposer avant le 1er mai 1966 un projet de loi "définissant les
modalités selon lesquelles seront reconnus et garantis les droits
des salariés sur l'accroissement des valeurs d'actif des
entreprises dû à l'autofinancement". M.Pompidou et M. Debré, quand
l'échéance approcha, confièrent à une commission présidée par M.
Raymond Mathey la tâche d'étudier la mise en application de cet
amendement. Le ministre des Finances avait limité et précisé cette
tâche: la capacité des entreprises de financer les investissements
ne devrait pas être atteinte, la réforme de la structure même des
entreprises était exclue du domaine d'étude de la commission.
À ma connaissance, aucun économiste digne
de ce nom, aucun responsable de l'économie parmi les grands
fonctionnaires ou les dirigeants du secteur privé n'avait jamais
pris au sérieux l'idée généreuse, séduisante et fausse qui est à
l'origine de l'amendement Vallon. Aucun n'avait jamais imaginé que,
par un coup de baguette magique, les salariés pourraient devenir
capitalistes, surtout à un moment où les marges bénéficiaires des
entreprises, donc les marges d'autofinancement, tendent à se
rétrécir et ne répondent plus aux besoins de l'expansion et de la
modernisation. Une seule question se posait, de portée
considérable: la commission se bornerait-elle à une analyse sans
conclusion? Adopterait-elle le langage de prudence que l'on prête
volontiers aux fonctionnaires? Ou bien oserait-elle dire tout haut
ce que le souci de ne pas heurter de front les gaullistes de
gauche, le désir d'épargner les conceptions attribuées à tort ou à
raison au président de la République lui-même, incitait nombre de
ministres à taire?
Le rapport, dont je ne connais encore
qu'une analyse détaillée, donne la réponse, une réponse éclatante à
cette interrogation: la commission a choisi sans réticence le parti
de la clarté et du courage.
Il n'est pas question, dans ce bref
article, de résumer le rapport. J'avais moi-même, il y a quelques
semaines, indiqué ici-même pourquoi je tenais l'amendement Vallon
pour inapplicable. Je reprendrai seulement quelques-uns des
arguments majeurs.
1. L'autofinancement est une notion
économique non comptable. Pour déterminer le montant de
l'autofinancement dans une entreprise, il faut déduire de
l'autofinancement brut les sommes qui correspondent aux
amortissements. Mais ces sommes elles-mêmes varient selon la
législation fiscale. En période de dépréciation monétaire, les
amortissements légaux peuvent être inférieurs à la valeur de
remplacement du capital fixe. Qui en décidera?
2. Il n'y a aucun autofinancement dans les
entreprises déficitaires (20% des entreprises). L'autofinancement
est insaisissable dans les entreprises personnelles, dans les
S.A.R.L., dans les entreprises nationales. Une fraction importante
des salariés sera donc exclue du bénéfice de cette mesure
éventuelle.
3. Au niveau de l'économie nationale, le
montant de l'autofinancement net varie selon le mode de calcul
entre 0 et 3 milliards de francs. En admettant même cette dernière
estimation, il ne représente que 5% de la masse des salaires
distribués par les entreprises non financières (60 milliards). La
réforme envisagée n'aurait donc qu'une portée dérisoire aussi
longtemps qu'elle aurait pour objet d'améliorer la condition
matérielle des salariés.
4. À supposer que l'on détermine le montant
de l'autofinancement net, quelle sera la modalité du partage entre
capitaliste et salariés? Quelle est la rémunération du capital qui
sera jugée légitime? Peut-on obliger les chefs d'entreprise à
réserver aux salariés une part des sommes consacrées à
l'autofinancement, alors que l'autofinancement lui-même n'est ni
général ni obligatoire?
5. On peut, évidemment, de manière
arbitraire, décréter que telle ou telle fraction des bénéfices
après paiement des impôts représente l'autofinancement. Pour
répartir ces "superbénéfices" de manière équitable, il faut encore
tenir compte du fait que, selon les entreprises et les branches, la
part des salariés dans le chiffre d'affaires ou la valeur ajoutée
est extrêmement variable. Une industrie comme celle du pétrole
emploie peu d'hommes et beaucoup de capitaux. La situation est
inverse dans le bâtiment. Même si la part des salariés dans les
"superbénéfices" sera calculée en fonction de la part des salaires
dans la valeur ajoutée, il en résultera de grandes inégalités selon
les entreprises et plus encore selon les branches.
6. Le marché financier tel qu'il fonctionne
dans le régime actuel demeure indispensable au financement des
investissements prévus dans le cadre du Ve Plan. L'application d'un
système qui comporterait la remise d'actions gratuites aux
salariés, quelle que soit la modalité de gestion adoptée,
détournerait du marché financier les apporteurs de capitaux.
La commission aboutit à la conclusion que
le mieux serait d'en rester à une formule facultative, autrement
dit de ne pas faire obligation aux entreprises de négocier avec les
syndicats ou le comité d'entreprise un contrat prévoyant la
distribution aux salariés d'une fraction des "superbénéfices". À
cette conclusion, la commission en joint une autre en vue de
l'éventualité où le gouvernement jugerait inévitable pour des
motifs politiques d'aller au-delà de la formule facultative. La clé
de la répartition serait le rapport entre charges salariales et
valeur ajoutée. Quant à la nature des droits des salariés - créance
ou actions - et au mode de gestion de ces droits, la commission n'a
pu proposer de recommandation à l'unanimité. La méthode
d'attribution pourrait être négociée entre partenaires sociaux et
ceux-ci pourraient également choisir le mode de gestion. La
création de sociétés de gestion d'un type nouveau serait
probablement la technique la meilleure.
À la rentrée parlementaire, le gouvernement
devra à son tour prendre position. La commission lui a facilité la
tâche s'il souhaite agir raisonnablement, et ne lui laisse guère
d'excuse ou de justification s'il souhaite un compromis équivoque
avec ceux qui, tel mon vieil ami Vallon (dont la bonne foi est
évidente mais qui s'est enfermé lui-même dans son rêve), tiennent
l'adhésion à l'article 33, l'intéressement des salariés à
l'autofinancement, pour la pierre de touche du gaullisme
gauche.
Mais, me dira-t-on, à supposer que la
commission Mathey ait eu raison de dissiper illusions et mythes, le
problème continue à se poser, certes, mais ce n'est pas le problème
de l'autofinancement qui se pose, car il s'agit là d'un faux
problème. Les problèmes qui se posent sont ceux de l'entreprise, de
l'intéressement éventuel des salariés aux bénéfices, de l'accession
des salariés à telle ou telle forme de propriété. Problèmes
multiples à long terme qu'aucune loi unique ne résoudra
miraculeusement.