Le plan de stabilisation doit-il être
permanent?
Le Figaro
1er juin 1964
Le succès au moins partiel du plan de
stabilisation est incontestable: ralentissement de la hausse des
prix, maintien d'un taux élevé d'expansion industrielle, équilibre
de la balance des comptes, ces trois faits ne prêtent pas à
contestation. Ce qui, en revanche, demeure discutable, c'est la
hiérarchie actuelle des périls et, par suite, l'ordre d'urgence des
mesures à prendre. Est-ce l'inflation qui constitue la menace la
plus grave ou, au contraire, faut-il agir dès maintenant contre la
diminution, observée ou redoutée, des investissements?
La publication du document, confidentiel en
théorie, soumis à la Commission des Comptes de la nation, a relancé
le débat. La conjoncture de l'économie française est effectivement
chargée d'incertitude. Les prix ont progressé moins vite depuis
septembre 1963, mais ils ont continué de progresser. Les
investissements privés seront probablement inférieurs en 1964 à ce
qu'ils ont été en 1963, mais la diminution s'annonce faible et
peut-être est-elle inévitable après les années antérieures
d'augmentation rapide. De plus, les projets d'investissements, dits
conditionnels, dépendent à la fois des possibilités de financement
et des perspectives d'avenir telles que les envisagent les chefs
d'entreprise. Les jugements que ces derniers portent sur l'avenir
sont influencés par la politique gouvernementale mais celle-ci, à
son tour, doit tenir compte de la situation globale. Peut-elle
inciter les entrepreneurs à l'optimisme sans favoriser
simultanément une attente d'inflation?
Personnellement, je me sens d'accord avec
ce qui me paraît être l'attitude du ministre des Finances sur deux
points. Il serait déraisonnable de se donner pour objectif
prioritaire un taux de croissance élevé de l'ordre de six pour cent
en 1965, à seule fin de rattraper le retard pris sur le IVe Plan.
Le taux de croissance, dans un plan indicatif du type français, a
une signification ambiguë. Le choix du taux résulte d'un compromis
entre le souhaitable et le possible, entre la croissance espérée et
les exigences d'une relative stabilité. Il serait déraisonnable,
après ce que les experts appellent le dérapage des prix de
1962-1963, de prendre des risques à seule fin de ne pas laisser
subsister un écart, en tout état de cause, étroit, entre le but
fixé à l'avance et les résultats acquis.
En deuxième lieu, même si l'on admet que le
gouvernement doit s'accommoder d'une hausse des prix pourvu qu'elle
soit modérée, il demeure que l'inflation est pour l'instant plus à
craindre que la récession et que les prix français ne sauraient
s'élever relativement à ceux de nos partenaires ou concurrents sans
que l'équilibre extérieur soit compromis.
La question qui se pose, au-delà de ce
diagnostic, porte sur l'opportunité de ce que l'on a baptisé la
permanence du plan de stabilisation. Pour une part, la question est
verbale mais pour une autre part elle touche au fond du
problème.
Ministres et experts répètent à juste titre
que la stabilité des prix, ou du moins une progression des prix du
même ordre que celle que l'on observe dans les pays étrangers, est
une nécessité qui, bien loin de disparaître d'un jour à l'autre, ne
sera pas moins contraignante demain qu'aujourd'hui.
En ce sens, mais en ce sens seulement, le
plan de stabilisation peut être conçu comme permanent.
En un autre sens, la formule est dangereuse
car le plan de stabilisation comportait des mesures de circonstance
dont la prolongation, au-delà de quelques mois, provoquerait à
terme des conséquences fâcheuses. Je songe avant tout au blocage
des prix, à la non-application des lois antérieurement votées qui
prévoyaient certains relèvements de tarifs (loyers). À la fin de
1958, la politique d'assainissement avait prétendu rompre avec des
pratiques que l'on avait justement condamnées; on avait vanté les
mérites de la vérité des prix, dénoncé les méfaits du blocage des
prix. Tout se passe comme si l'on revenait aux pratiques critiquées
il y a six ans.
Des fonctionnaires à la fois compétents et
sans illusions admettent une sorte de fatalité des cycles. Des
mesures rendues inévitables par les circonstances créent peu à peu
un assemblage baroque que l'on liquide un jour ou l'autre au nom de
la vérité des prix. Cinq ou dix ans plus tard, un autre assemblage,
tout aussi baroque, s'est peu à peu composé, lui aussi destiné à
être liquidé. Ainsi tourne le cycle à demi infernal d'une phase de
subventions et d'artifices divers suivie par la phase du retour à
une vérité temporaire et partielle. Dans la conjoncture présente
d'économie ouverte à la concurrence internationale, je doute qu'il
soit sage de confondre le souci de stabilité avec la prolongation
d'expédients. Les officiels disent volontiers que le comportement
des Français est encore dominé par la conviction que l'inflation
est inévitable. Si cette proposition était entièrement vraie,
trouverait-on encore des épargnants ou des prêteurs? En fait, la
tendance inflationniste existe à un degré ou à un autre dans toutes
les économies occidentales. Si cette tendance semble plus forte en
France que dans d'autres pays, la psychologie des Français n'en est
pas la seule cause. En tout cas, les contrôles administratifs ne
constituent certainement pas à terme une défense efficace.