Amica America
Point de vue
30 août 1945
Le voyage du général de Gaulle à Washington
n'a rien de commun avec ces visites officielles dont la
signification s'épuise avec les réjouissances et les
discours.
Personne n'ignore les malentendus qui ont
épaissi l'atmosphère entre deux pays dont le président Roosevelt
disait qu'"il n'y en avait pas de plus unis par les liens de
l'histoire et de l'amitié". Cette fois, nous avons une chance
unique, et peut-être faudrait-il dire une dernière chance, de
dissiper ces malentendus et de faire un nouveau départ.
Les ministres choisis par le président
Truman abordent les hommes et les choses avec un esprit ouvert que
ne chargent ni les préjugés ni les souvenirs. Il ne devrait pas
nous être difficile, de notre côté, de nous rappeler nos raisons de
gratitude, de secouer les amertumes vaines.
Surmonter le passé
Tout un numéro de ce journal ne suffirait
pas pour raconter les dissentiments, griefs et contre-griefs, qui
ont opposé le général de Gaulle aux dirigeants de Washington,
depuis l'aventure de Saint-Pierre-et-Miquelon jusqu'à la conférence
de Potsdam, depuis la question de la "reconnaissance" jusqu'à celle
de l'Allemagne occidentale.
Des deux côtés des fautes furent commises -
aucun de nos amis américains ne justifiait tout ce qui s'est passé
en Afrique du Nord. Mais, pour l'essentiel, il était et il demeure
facile de comprendre la politique qui fut celle du
State Department
.Jusqu'en novembre 1942, la diplomatie
américaine était avant tout soucieuse d'éviter que l'ennemi ne
s'empare de la flotte et de l'empire français. Comme ceux-ci
obéissaient aux ordres de Pétain, il en résultait la nécessité, non
par sympathie pour Vichy mais afin de vaincre Hitler, de garder
contact avec le gouvernement du maréchal. On sait désormais que par
d'autres voies, sans se compromettre au même degré mais avec des
intentions identiques, le
Foreign Office
n'agit pas autrement.Après novembre 1942, le motif décisif de la
non-reconnaissance - d'autres motifs ont pu jouer - était un
scrupule pour le moins compréhensible. L'administration américaine
ne voulait pas avoir l'air d'imposer à la France un gouvernement
constitué au dehors. Elle savait, comme tout le monde, que le
Comité de Libération nationale deviendrait le gouvernement
provisoire. Mais elle ignorait l'évolution future de la politique
française: en tout état de cause, la diplomatie américaine n'aurait
pas assumé des responsabilités qui ne lui incombaient pas. Le
gouvernement provisoire aurait été choisi, acclamé, reconnu par les
Français eux-mêmes, après leur libération.
Un mot encore pour en finir avec ce passé
encore récent et déjà mort. Même si l'on prête au
State Department
de sombres pensées, le général de Gaulle serait le premier à
proclamer que, si le roi de France oubliait les querelles du
Dauphin, le président du gouvernement provisoire peut bien oublier
les griefs du président du Comité de Libération nationale.Choc des sensibilités
Entre Français et Américains, du haut en
bas de l'échelle, les froissements n'ont pas manqué depuis la
libération. Une armée étrangère, même amie et alliée, envahit les
rues et les maisons, utilise les routes et les chemins de fer,
tient de la place. L'armée américaine éclate de jeunesse et de joie
de vivre, et les Français sont malheureux.
Il ne suffit pas de dire que ces heurts
étaient inévitables, qu'ils ne tirent pas à conséquence et
n'entament pas l'amitié profonde. Je voudrais poser aux Français de
bonne volonté, de simples questions: Êtes-vous sûrs d'être justes à
l'égard de ces boys toujours cordiaux et parfois encombrants qui
ont combattu à des milliers de kilomètres de chez eux pour vous
libérer? Êtes-vous sûrs de leur témoigner toute la gratitude que
vous leur devez?
Un seul exemple: en deux mois et demi, les
organisations anglo-américaines ont rapatrié un million et demi de
Français dont 150.000 par avion (plus de passagers que n'en
transportait Air France en un an), alors qu'il avait fallu six mois
en 1918 pour rapatrier 500.000 prisonniers. Des médecins et
infirmiers, anglais et américains, se sont enfermés dans des camps
de déportés où le typhus faisait des ravages, où la quarantaine
était rigoureuse et où pourtant ils ne comptaient pour ainsi dire
pas de leurs nationaux.
Nous ne reprochons pas aux Russes, qui
n'ont pas les mêmes moyens, de n'avoir fait montre ni de la même
efficacité ni de la même rapidité. Mais on a tout de même le droit
de dire: si les Russes avaient rapatrié 600.000 prisonniers par
mois ou si les Américains avaient tardé des semaines, que
n'aurait-on pas entendu!
Grande politique
Les difficultés de la grande politique
n'ont rien à voir, dira-t-on, avec les susceptibilités ou les
humeurs. Voire. Après tout, quand nous voulons être admis par les
trois grands, sur un pied d'égalité, nous leur demandons de se
surmonter par un effort sur soi, comparable à celui que nous
demandons souvent de chaque G.I. Rêver d'égalité par les mérites en
dépit de l'inégalité matérielle, c'est cultiver à l'avance des
amertumes vaines.
Sur tous les sujets de conversation:
Extrême-Orient, statut de l'Allemagne, aide pour la reconstruction,
nous nous présentons en demandeurs.
Les Français, unanimes, veulent maintenir
les positions que nous détenons en Asie. Mais il est presque sans
précédent que des droits coloniaux, c'est-à-dire des droits de
conquête, soient sauvegardés par les armes et la victoire d'un
allié. Nous aurons donc d'autant plus de chance de faire
reconnaître nos droits que nous les soutiendrons par un programme
de réforme politique (nous en avons déjà esquissé un pour
l'Indochine) et de mise en valeur économique.
Même à longue échéance, l'aide à la
reconstruction française a une portée plus vaste encore que nos
positions d'Extrême-Orient qui, excentriques, nous apportent plus
de prestige que de force. On peut dire que la rapidité de notre
relèvement, donc la stabilité politique et la paix sociale,
dépendent, en une large mesure, du concours que nous donneront nos
alliés américains. La guerre finie, les moyens de transport ne
manqueront pas plus que la bonne volonté.
Nous ne nous adresserons aux Américains ni
en hommes d'affaires - ils en seraient choqués - ni avec des
couplets sentimentaux sur La Fayette, Washington et Pershing - ils
en seraient irrités.
Nous n'aurons ni honte ni fierté de nos
souffrances et nos misères, nous irons vers eux comme vers de vieux
amis auxquels on demande, en toute franchise, un coup de main pour
démarrer!
Le 22 août 1945.