La Constitution et les partis
Le Figaro
17 novembre 1965
S'il est vrai que, le 5 décembre, le monde
entier regardera vers la France, il n'est pas douteux que, depuis
le 6 novembre, le monde entier commente deux petites phrases de
l'allocution du chef de l'État: "Que l'adhésion franche et massive
des citoyens m'engage à rester en fonctions, l'avenir de la
République nouvelle sera décidément assuré. Sinon, personne ne peut
douter qu'elle s'écroulera aussitôt…". Nul étranger n'aurait porté
un jugement aussi sévère sur la France. Les opposants eux-mêmes, à
l'intérieur, prêtaient aux institutions rénovées par le général de
Gaulle plus de consistance, aux hommes choisis par lui plus de
mérite.
Commentateurs et candidats à l'élection
présidentielle ont eu le choix entre deux réponses. Ils ont
reproché au chef de l'État ou bien de se tenir pour indispensable
ou bien d'être trop modeste pour son œuvre, sinon pour lui-même.
Car n'est-ce pas excès de modestie d'affirmer que, au bout de sept
années, la Ve République continue à ne pouvoir se passer de celui
qui lui a donné ses lois (quitte à les ployer en tous sens)?
En fait, les opposants, comme le général de
Gaulle, utilisent volontiers deux arguments contradictoires. Selon
les jours ou l'humeur, le président de la République proclame
tantôt les vertus de la nouvelle Constitution, tantôt
l'effondrement inévitable de l'État au cas où "le général de
Gaulle" viendrait à manquer; de même, les opposants répondent, tour
à tour ou simultanément, que le destin de la France ne dépend pas
d'un seul homme ou que le général de Gaulle se condamne lui-même en
offrant au pays le choix entre lui et le chaos.
La Constitution de la Ve République, tout
le monde le répète, crée des risques de conflit entre les deux
têtes de l'exécutif, entre le premier ministre et l'Assemblée
nationale, devant laquelle il est responsable. On imagine aisément
un président de la République en conflit avec la majorité
parlementaire et contraint, après de nouvelles élections, soit de
se démettre, soit de se soumettre.
Cette Constitution n'a rien de commun, en
dépit des apparences, avec aucune des constitutions anglo-saxonnes;
elle ressemble aux constitutions des pays latino-américains, qui
ont instauré l'élection du président de la République au suffrage
universel sans emprunter aux États-Unis les pratiques
complémentaires: élection des deux candidats principaux par les
deux grands partis, élection simultanée du président de la
République et de la Chambre des Représentants, accord nécessaire
entre la présidence et le Congrès par le fait qu'aucun des deux
pouvoirs ne peut s'imposer à l'autre, enfin et surtout, respect
religieux voué par le peuple lui-même à la Constitution.
L'actuelle Constitution n'est certes pas
respectée par le peuple français: comment pourrait-elle l'être,
alors que le chef de l'État lui-même l'a traitée avec désinvolture?
Telle qu'elle est devenue, elle ne favorise pas le regroupement des
partis, elle tend plutôt à le prévenir.
Beaucoup de spécialistes des sciences
politiques comptaient sur l'élection du Président de la République
au suffrage universel pour amener les vieux partis à se rajeunir et
à se regrouper. Si la France avait l'équivalent du système
américain du
ticket
, le candidat à la présidence de la République étant associé, par
l'intermédiaire du parti, à de multiples candidats à des fonctions
électives, peut-être alors, en effet, la loi constitutionnelle
aurait-elle obligé les partis à des coalitions d'abord, à une
fusion plus tard. Rien de pareil avec le système actuel.Dans aucun pays de l'Amérique latine,
l'élection du Président de la République au suffrage universel n'a
conduit à un système de deux partis; dans tous les pays, elle a eu
les effets que l'on observe en France: dissociation entre élections
municipales et législatives d'une part, élection du Président de la
République d'autre part. M. Guy Mollet n'a pas voulu sacrifier le
parti socialiste, d'abord et avant tout parce qu'aucun chef de
parti n'est porté au suicide, mais il avait une justification. Aux
élections législatives, les socialistes ont besoin des électeurs
communistes plus que des électeurs M.R.P. En prenant leur distance
à l'égard de tous les partis, les candidats à la présidence de la
République, quoi qu'on en dise, ont obéi à la logique de l'actuelle
Constitution. La tentative d'utiliser cette élection pour la
formation d'un grand parti ou d'une coalition durable était
méritoire, mais elle avait peu de chances de réussir.
Chacun va répétant que les vieux partis
sont morts, qu'ils n'intéressent plus personne, qu'ils sont sans
vitalité et sans programme. J'y consens, mais l'Union pour la
Nouvelle République ne me paraît pas plus riche d'idées que les
anciennes formations, peut-être même est-ce là le secret de sa
force. Aux États-Unis, chacun des deux grands partis est une
coalition: les démocrates du Sud sont plus éloignés des démocrates
du Nord que ceux-ci ne le sont des républicains dits libéraux,
c'est-à-dire de gauche, comme le nouveau maire de New York.
Personne n'inventerait le parti démocrate américain s'il n'existait
pas.
On veut inventer un nouveau parti en France
à un moment peu propice. Les problèmes actuels se prêtent mal à une
mise en forme idéologique. Les vieux partis qui se réclament d'une
famille spirituelle paraissent anachroniques. Mais sur quoi fonder
un parti nouveau sinon sur des idées ou sur un homme? À défaut
d'idées, l'U.N.R. a un homme - même si cet homme la renie. Par quel
miracle les états-majors de la S.F.I.O., du M.R.P. ou des
centristes auraient-ils pu établir les principes d'une organisation
commune? Comment auraient-ils pu s'accorder sur le nom d'un chef?
Sur l'attitude à l'égard du gaullisme, alors que les électeurs du
M.R.P. sont en majorité gaullistes et les dirigeants du même parti
en majorité antigaullistes?
Aussi longtemps qu'il fixe son attention
sur les partis et sur la Constitution, l'observateur risque de
s'abandonner au pessimisme. Mais deux changements fondamentaux sont
intervenus depuis 1958 et c'est pourquoi je juge que tous,
gaullistes et antigaullistes, donnent de la situation politique une
image déformée par le sens dramatique.
La République des députés, celle de la IIIe
comme celle de la IVe République, est morte. La capitulation de mai
1958, après celle de 1940, marque la fin d'une époque. Bien que les
prévisions à terme soient toujours difficiles, le retour aux jeux
parlementaires du passé paraît suprêmement improbable. Avec tous
ses défauts, l'actuelle Constitution donne à n'importe quel
Président de la République, même s'il s'appelle Georges Pompidou,
Mitterrand ou Lecanuet, le moyen d'imposer quelque discipline aux
députés et aux partis.
Le deuxième changement - et il est
autrement important - c'est que la France n'a plus de problème
difficile à résoudre. La IVe République, soumise à la pression de
l'armée, des Français d'Algérie, des ultras et des gaullistes,
était probablement condamnée à poursuivre la guerre d'Algérie. La
France de demain n'aura plus de problème comparable à celui de
l'Algérie. Elle aura, comme tous les pays industriels, des tâches
de gestion et de réformes. Dans la conjoncture prévisible, il
faudrait, pour provoquer une crise politique, beaucoup d'efforts et
d'ingéniosité.
Il est vrai qu'à cet égard les Français ont
toujours manifesté des dons exceptionnels.