La scène politique. III.- Le MRP
Combat
17 avril 1946
Le MRP est un parti nouveau qui se rattache
à une tradition déjà ancienne.
Depuis un demi-siècle, une fraction des
catholiques français a voulu rompre la solidarité qui, au cours du
XIXe siècle, s'était maintenue entre la cause des privilégiés et
celle de l'Église. Le parti démocrate populaire fut l'expression
politique, avant la guerre, de cette volonté.
Et, pourtant, l'énorme décalage entre les
voix obtenues naguère par les démocrates populaires (3,3% en 1932,
2,5% en 1936) et celles obtenues par le MRP en octobre dernier,
suffit à démontrer que ce dernier n'aurait pas fait une telle
carrière s'il avait dû compter sur les seuls électeurs sincèrement
ralliés aux idées de Marc Sangnier et de Francisque Gay. Les JOC,
les JEC ont pu fournir au MRP les meilleurs de ses militants. Les
professeurs et intellectuels catholiques de gauche, - dont les
maîtres à penser furent Maritain, Bernanos et certaines encycliques
papales, - qui s'étaient spontanément groupés dans la Résistance,
ont constitué l'état-major. Les troupes électorales ont une autre
origine, à savoir les anciens électeurs de droite. C'est dans les
régions où, historiquement, les conservateurs sont les plus forts,
Est, Ouest, Nord, que le MRP a obtenu le plus de suffrages. En
comparant les statistiques des élections cantonales et celles des
élections législatives, on constate que des centaines de milliers
d'électeurs, qui avaient voté pour les modérés quelques mois
auparavant, votèrent pour le MRP en octobre dernier. Dans l'Ouest,
par exemple, le MRP a recueilli 14,4% des voix aux élections
cantonales, 30,8% aux élections législatives. Pour les modérés, le
mouvement est de sens contraire et il compense exactement le
premier: le pourcentage passe de 35,2% à 20,9%.
Sans doute serait-il malhonnête d'écarter a
priori l'hypothèse d'une conversion des modérés aux idées sociales
avancées du MRP. Après tout, si l'on jugeait les partis d'après
l'origine de leurs électeurs, on pourrait dire tout aussi bien que
le parti socialiste n'est plus qu'un parti radical. Mais il serait
aussi exagérément optimiste de penser qu'aucune audace socialiste
n'inquiétera les électeurs MRP d'Ille-et-Vilaine ou des
Basses-Pyrénées.
Cette divergence éventuelle entre les chefs
et les troupes condamne-t-elle le MRP à un déclin aussi rapide que
le fut son ascension? Sans nous livrer au jeu futile des
pronostics, voyons les données de la situation.
Le MRP est aujourd'hui solidement organisé,
il a des cadres de militants dévoués et actifs. Il a pu au
lendemain de la libération, lancer une presse régionale et
départementale assez nombreuse. Il dispose donc de l'appareil d'un
grand parti, ce qui l'aidera efficacement à maintenir ses
conquêtes.
L'appareil, il est vrai, ne suffit pas. Les
causes qui ont provoqué l'afflux des voix sont-elles durables ou
bien, au contraire, des causes opposées vont-elles provoquer le
reflux? Le MRP craint de perdre les voix des électeurs de droite
qui avaient fait bloc sur ses listes soit pour acquérir
rétrospectivement des titres de résistance, soit pour obéir au mot
d'ordre de l'Église. Le PRL espère profiter d'un retour des modérés
au bercail. D'où les campagnes qu'il a entreprises: il accuse le
MRP d'avoir mal défendu l'enseignement libre. Comme le pays est
mécontent, le PRL essaie de tourner ce mécontentement contre le
tripartisme compromis dans le régime actuel dont chacun se hâte de
proclamer la faillite, le MRP serait abandonné par ses électeurs de
droite qui, passés à l'opposition active, retrouveraient, sous un
nom nouveau - celui de PRL - l'expression classique de leur
conservatisme.
Cette éventualité n'est pas aussi certaine
que d'aucuns le prétendent. S'il y avait à la droite du MRP un seul
parti cohérent, bien organisé et bien dirigé, sans doute verrait-il
affluer vers lui les électeurs effrayés après coup de leur
hardiesse républicaine populaire. Mais cette unification de la
droite est loin d'être réalisée. La Fédération Républicaine ne
désarme pas, M. Louis Marin n'a pas dit son dernier mot. Quant à
MM. Ramarony et Mutter, arrivent-ils même à faire oublier le
colonel de La Rocque? Le choix de L'Église, qui peut être décisif
finalement, n'est pas encore acquis ou du moins pas encore connu.
Le MRP n'a pas obtenu de subventions pour les écoles libres, mais
le PRL en obtiendrait-il davantage? Enfin, le jour des élections,
dans quelle mesure le MRP sera-t-il encore chargé de l'opprobre du
tripartisme?
Quand le général de Gaulle abandonna le
pouvoir, une fraction importante du MRP souhaitait que le parti,
lui aussi, se retirât du gouvernement. L'état-major, ministres en
tête, réussit à convaincre les militants et à obtenir un
délai.
Les arguments des ministres étaient
nombreux, pressants. S'en aller en même temps que le général,
n'était-ce pas avouer que l'on était le serviteur d'un homme et non
le parti d'une idée? Que deviendrait la continuité de notre
diplomatie si Bidault livrait le Quai d'Orsay à un socialiste,
voire à un communiste? Le MRP, contre sa vocation première, ne
retomberait-il pas à droite, s'il refusait d'assumer avec les
partis ouvriers la responsabilité du gouvernement? La scission de
la France en deux blocs, que ce parti bourgeois de gauche voulait à
tout prix éviter, se creuserait à nouveau. Et cette scission serait
d'autant plus funeste qu'elle serait aujourd'hui anachronique. En
dépit de la doctrine commune dont ils se réclament, les partis
ouvriers sont séparés à l'heure présente sur l'essentiel:
l'orientation diplomatique.
Au fur et à mesure que les semaines ont
passé et que les élections se sont rapprochées, l'argumentation
apparut de moins en moins convaincante aux militants. Non que sur
les problèmes décisifs, le MRP se soit opposé violemment aux
communistes à l'intérieur du gouvernement (à propos de la Ruhr, ce
furent les communistes qui firent triompher la thèse de Bidault
contre celle de Blum et de Gouin). Mais, dans l'exercice quotidien
du pouvoir, le MRP sent son influence faiblir, celle de ses
puissants alliés l'emporter. Le MRP n'était pas hostile aux
nationalisations, mais ... Les "mais" étaient loin d'être tous
injustifiés. Le désir d'indemniser équitablement les actionnaires
dépossédés, d'éviter les spoliations, de ne pas froisser les
susceptibilités étrangères en cas de nationalisation des
assurances, ces soucis de légalité et de prudence n'ont rien que
d'honorable. Après tout, le MRP accepterait volontiers les
nationalisations telles que les pratiquent les travaillistes
anglais. Mais, dans l'atmosphère française, le MRP risque
d'apparaître à chaque occasion comme un frein: ce qui ne peut
satisfaire ni les hommes de gauche, ni les hommes de droite. La
tentation de la liberté, c'est-à-dire de l'opposition gagne de
proche en proche.
Les partisans du tripartisme gardent un
suprême argument. Hier il était trop tôt, aujourd'hui il est trop
tard. Comment se désolidariser, à trois semaines du referendum,
d'une formation politique à laquelle on a participé aussi
longtemps? Même la Constitution n'offre pas de solution. Les
communistes, sans quitter le gouvernement avaient répondu "non" à
la Constitution provisoire soumise au pays par le général de
Gaulle. Le MRP voterait "non" à la Constitution définitive soumise
au pays par les socialo-communistes, mais il ne quitterait pas
davantage le gouvernement, il partirait si on l'obligeait à partir:
la responsabilité incomberait à d'autres.
Or, il eut été par trop paradoxal que les
socialistes prissent l'initiative d'un tête-à-tête avec les
communistes qu'ils redoutent par dessus tout.