Sortira-t-on du cercle infernal?
Combat
5 février 1947
Sous de multiples formes, minimum vital,
primes de production, etc., un problème d'ensemble se trouve posé
devant le Gouvernement et devant l'opinion: celui d'une hausse
générale des salaires.
Nous laissons de côté les revendications
particulières de certaines catégories de fonctionnaires et
d'ouvriers qui s'estiment lésés par rapport à d'autres, ou même des
salariés les plus défavorisés dont le sort est tragique. Il n'est
pas impossible de régler ces conflits sans mettre en jeu le niveau
des prix, donc la valeur de la monnaie.
Si l'on décidait de fixer le minimum vital
20 à 25% au-dessus des salaires les plus bas et de maintenir
l'éventail actuel, il en résulterait, comme il y a six mois, une
augmentation de la masse des revenus distribués, augmentation qui
serait, par an, pour le pays entier, de l'ordre de 300 milliards.
Et en dépit des affirmations de M. Benoît Frachon, les conséquences
d'une telle mesure sont parfaitement prévisibles.
Sans doute peut-on concevoir pour les prix
industriels un amortissement de la hausse par l'accroissement de la
production ou l'amélioration du rendement. Mais tant que nos
ressources en charbon demeurent insuffisantes, l'industrie
française ne dispose que d'une marge réduite de production
supplémentaire. Il est probable que souvent le travail pourrait
être mieux organisé et par conséquent le prix de revient abaissé.
Mais il faudrait un singulier optimisme pour penser que la hausse
des salaires suffira à provoquer la rationalisation compensatrice.
Quant à admettre que ce résultat serait obtenu par de nouvelles
nationalisations, nous demanderons, avant d'être convaincus, la
publication des bilans des entreprises déjà nationalisées. Enfin,
dans la majorité des cas, la marge bénéficiaire n'est pas telle
qu'elle puisse absorber la hausse envisagée.
Il y a plus. La hausse des salaires ne se
répercute pas seulement sur les prix industriels, elle touchera
aussi les prix agricoles et en particulier les prix de détail de la
nourriture par l'intermédiaire du gonflement de la demande. À
l'heure présente, bon nombre des produits alimentaires se vendent
librement, leur cours est donc fixé par la demande, c'est-à-dire
par les quantités de revenus disponibles. Que ces dernières
augmentent brusquement et les prix seront emportés à leur tour,
d'autant plus que la psychologie de spéculation interviendra,
défiance à l'égard de la monnaie, anticipation de la hausse future
aggravant la hausse actuelle, etc.
Tous ces phénomènes ne sont que trop
connus. En ces matières, personne désormais ne se trompe
involontairement. Aussi bien les termes de la déclaration de M.
Ramadier à la Chambre étaient formels, ils ne devraient laisser
place à aucune incertitude sur les intentions du
Gouvernement.
Malgré tout, le problème est posé, d'abord
et avant tout parce que les revendications en elles-mêmes sont
justifiées. Les sommes que reçoivent les salariés ont perdu, depuis
juillet dernier, une fraction de leur pouvoir d'achat qui n'est pas
inférieure au pourcentage de hausse réclamé.
Il est posé ensuite par les revendications
des intéressés eux-mêmes et des organisations ouvrières. Or, chacun
sait à quel point les gouvernements ont de peine à résister aux
demandes de la CGT, tant est grande la puissance d'une organisation
qui groupe l'immense majorité de la classe ouvrière. Quant aux
influences politiques auxquelles la CGT est accessible, on ne voit
pas encore clairement dans quels sens elles s'exerceront.
Il y a quelques semaines, dans une
situation analogue, M. Léon Blum a tenté de briser le cercle
infernal de la défiance monétaire nourrissant la hausse des prix,
cette hausse suscitant à son tour les revendications des salariés.
Il a décidé d'agir sur les prix, considérés comme un secteur de
moindre résistance. Il a obtenu un certain succès, mais on ne
saurait se faire trop d'illusion sur la répétition de l'expérience.
Une baisse générale, sans discrimination, deviendra de plus en plus
difficile à appliquer et risque de jouer le moins là où elle serait
le plus désirable, à savoir sur les prix de détail des produits
alimentaires. C'est sur ce point, semble-t-il, que le deuxième coup
devrait être frappé. Mais une méthode simple, comme celle qui a été
employée jusqu'à présent, ne suffirait pas. En réalité, c'est
l'organisation du ravitaillement qu'il faut améliorer le plus vite
possible, fût-ce en recourant à des expédients comme l'extension
des deux secteurs.
En liant à la présidence du Conseil le
commissariat au Ravitaillement, M. Ramadier a fait plus qu'un geste
symbolique, il a marqué la hiérarchie des tâches
gouvernementales.