Intervention d'un personnage oublié
Combat
3 août 1946
La politique intérieure de la France
rivalise victorieusement de confusion avec la Conférence de la
Paix.
À peine un pourcentage de hausse des
salaires avait-il été fixé, conforme à la fois aux 25% réclamés et
aux 15% accordés, que surgissait la grève d'avertissement des PTT.
On croyait naïvement que la décision ministérielle, prise
unanimement, avait satisfait et les trois partis et les syndicats,
et voici que M. Thorez et que M. Schuman échangent des communiqués
vengeurs, voici que la grève des PTT rebondit ici et là, fait tache
d'huile, bien que le "bureau fédéral et la commission exécutive
considèrent les promoteurs du désordre... comme des saboteurs et
des provocateurs".
Disons-le tout net. Notre réserve
d'indignation, quand il s'agit du tripartisme et de ses pompes, est
épuisée. Je n'aime pas le ministre qui explique à qui veut
l'entendre la fatalité du tripartisme, et qui proteste, avec une
surprise feinte, contre la grave rupture de la solidarité
ministérielle. Tout le monde sait que cette solidarité n'existe pas
et que la bataille électorale fait rage sous les lambris de l'Hôtel
Matignon aussi bien qu'au Vélodrome d'Hiver ou au Parc de
Sceaux.
M. Robert Schuman avait expliqué, sur un
ton d'ailleurs mesuré et objectif, que le Conseil des ministres
n'avait pas retenu son projet "peut-être trop courageux, sans doute
prématuré. Pour reprendre la formule de M. Bidault, il a préféré
sauvegarder l'avenir sans le régler". Mais il avait ensuite comparé
les avantages obtenus par les fonctionnaires à ceux que son propre
projet leur aurait réservés. Du coup, les autres partis de la
majorité ont cru deviner une manœuvre. Le MRP se posait comme
défenseur numéro 1 des serviteurs de l'État: la solidarité
ministérielle fut emportée comme un fétu de paille. Et M. Thorez
d'accuser le plan de M. Schuman de favoriser indûment les hauts
traitements aux dépens des petits. La signification de cette mise
au point de la vice-présidence du Conseil était précisée par le
commentaire de
L’Humanité
: "Les fonctionnaires comprendront que les élus communistes à la
Constituante et au Gouvernement ont bien travaillé pour eux."Au temps où les ministères étaient faibles
et impuissants, sous la IIIe République, un dialogue aussi courtois
aurait passé pour un incident grave, il aurait éventuellement
provoqué une crise. Nous conservons aujourd'hui confiance dans la
stabilité ministérielle. Puisqu'on a réussi finalement à poser
l'équivalence de 15 et de 25, nous espérons en toute sérénité qu'un
hommage égal sera rendu finalement à la sollicitude pour les
fonctionnaires et du MRP et du parti communiste.
Il est vrai que la grève, poursuivie en
dépit des ordres d'en haut, marque l'intervention, dans le jeu des
trois, d'un quatrième personnage: les intéressés eux-mêmes. Les
causes de l'indiscipline dont témoignent les grévistes paraissent
nombreuses. Les avantages distribués à certaines catégories de
salariés, dans les Régies nationales par exemple, ont fait des
envieux dont les sympathies pour le parti, responsable de ces
générosités, ont été ébranlées. Le vieil esprit d'indépendance
syndicale a reparu, d'anciens dirigeants, que la tactique de
noyautage avait rejetés au second plan, ont saisi l'occasion.
L'incident jette un jour curieux sur la lutte des tendances qui se
prolonge dans la CGT, derrière la façade d'unité. Révolte des
troupes contre les chefs, des fédérations contre le bureau central,
des socialisants contre les communisants, des plaideurs contre
leurs avocats? Un peu de tout cela probablement, sans que l'on ose,
dès maintenant, préciser la part qui revient à chacune de ces
impulsions.
Encore moins se risquera-t-on à prévoir les
conséquences d'un tel mouvement, s'il venait à s'étendre. D'un
côté, la grève d'un service aussi essentiel à la vie nationale que
celui des PTT marque une étape nouvelle de la dégradation de
l'État. On a peine à se convaincre que l'interruption du travail
s'imposait, alors que les revendications ont été en partie
satisfaites et que la discussion continue sur les points en litige.
Le reclassement d'une catégorie de fonctionnaires peut-il être
obtenu d'un coup, séance tenante, même si l'on recourt à de pareils
moyens?
La politique française, quand elle se
ramenait aux relations subtiles de trois acteurs, manquait déjà de
clarté et de cohérence. Si les organisations sont à leur tour
divisées, si les rivalités politiques prennent une virulence accrue
à l'intérieur des groupements professionnels, si l'État est
incapable de tenir ses employés, si les partis deviennent
incapables de tenir leurs troupes, quels beaux jours en perspective
pour le tripartisme et pour la France!
Mais, d'un autre côté, le refus d'une
obéissance aveugle, la réaction contre l'autorité discrétionnaire
des organismes centraux, eux-mêmes inféodés à un parti, sont, à
bien des égards, un symptôme encourageant. Il est certes plus
difficile de gouverner des citoyens, mais des foules passives
seraient mûres pour la tyrannie totalitaire.