La Révolution introuvable. Les trois séquences
d'un film de Godard
Le Figaro
12 août 1968
Sous le titre "La Révolution introuvable",
Raymond Aron publiera prochainement, chez Arthème Fayard, une étude
sur les événements de mai et juin, à laquelle il a joint,
d'ailleurs, la série de ses articles parus dans "Le Figaro" sur ce
sujet.
Nous donnons ci-dessous, en primeur à nos
lecteurs, l'essentiel de sa conclusion, dans laquelle il
entreprend, selon sa formule, "une explication sommaire de
l'absurde".
Embrassés d'un seul regard, baptisés
révolution
, les événements de mai 1968 gardent inévitablement un caractère
mystérieux: les étrangers - j'en ai fait l'expérience - n'arrivent
pas à comprendre qu'une révolte locale d'étudiants (quelques
centaines au point de départ) ait pu s'élargir en une crise
nationale et fait vaciller le régime sans qu'aucun parti
révolutionnaire, aucun des dirigeants des masses ait eu réellement
l'intention de prendre le pouvoir. Reprenons le film, séquence par
séquence, et l'impression de mystère s'atténue.1. Les autorités universitaires d'abord,
ministérielles ensuite, ont réagi maladroitement aux premières
manifestations d'étudiants, mais cette maladresse se retrouve dans
presque tous les cas à travers le monde. Les autorités
universitaires, doyen élu par les professeurs ou recteur nommé par
le gouvernement en France, régents, président ou doyen aux
États-Unis, se sentent, matériellement et moralement, désarmés
devant des étudiants qui, plus ou moins consciemment, appliquent la
technique de mise au défi et de subversion. Dès que le refus
d'obéir prend un caractère provocant et collectif, la politique
universitaire devient politique de la rue. Entre les deux termes de
l'alternative ou bien violation de la loi ou bien intervention de
la force extérieure, la police, les autorités hésitent
inévitablement, accusées et souvent à juste titre, de choisir
successivement l'un et l'autre terme, et toujours à contre-temps.
Une "conscience de classe d'âge", diffuse en temps normal,
renforcée par n'importe quelle crise, amène une fraction plus ou
moins importante d'étudiants à se regrouper autour des
"révolutionnaires professionnels". Le corps professoral se divise:
nombre des revendications estudiantines, en n'importe quelles
circonstances, sont légitimes; même excessives ou discutables,
elles appellent le dialogue et non la répression diront le libéral
américain et le gauchiste français. Victorieux ou persécutés, les
meneurs auront atteint leur but: ébranler une institution qui
repose sur la discipline volontaire de tous.
Le cas français diffère de celui de
Berkeley et de Columbia non par son scénario mais par son ampleur.
Comme les autorités universitaires, à Paris, dépendent du ministère
au point de ne prendre aucune décision grave sans le consulter,
l'ensemble de l'Université et le gouvernement lui-même subirent le
contrecoup des "réactions maladroites" à la technique désormais
classique de la subversion. Au bout d'une semaine, le flot de la
propagande coulait à pleins bords: la violence de la police
devenait "monstrueuse", cependant que la construction de
barricades, par les étudiants et quelques professeurs, rejoignait
immédiatement les exploits des grands ancêtres dans l'imagerie
populaire. La presse étrangère, les beaux quartiers admiraient
cette fougueuse jeunesse. Au bout d'une semaine, la crise
déclenchée par un groupe de Nanterre (entre 100 et 150 actifs,
quelques centaines de sympathisants) aboutissait à la Commune de la
Sorbonne et de proche en proche à un pouvoir étudiant de fait ou à
un pouvoir mixte étudiants-professeurs dans presque tous les
établissements d'enseignement supérieur. Une semaine plus tard
environ, le mouvement affectait les lycées. Il est impossible pour
l'instant de savoir quelle fut la part respective de la contagion,
de l'imitation spontanée d'une part, de l'action préparée des
minorités agissantes de l'autre. D'après les témoignages multiples,
l'action de ces minorités fut décisive dans les lycées.
Certes, l'étranger qui admet à la rigueur
l'extension à l'Université tout entière, par suite de la
centralisation parisienne, d'une révolte ailleurs limitée à un ou
quelques établissements, s'étonne ou, pour parler franc, s'indigne
de la participation de nombreux enseignants à une action qui visait
le statut même des professeurs et de l'ordre universitaire. Nul ne
peut établir l'importance numérique des divers groupes, mais nulle
part il ne manqua d'enseignants, de tous grades, pour donner une
apparence de légalité non pas seulement aux commissions chargées
d'étudier les réformes (ces commissions offraient un moyen
honorable d'occuper les étudiants en l'absence de cours et examens)
mais aux assemblées plénières ou assemblées générales qui, elles,
présentaient un caractère essentiellement insurrectionnel. Rares
furent les recteurs ou doyens qui, au long de ces semaines, se
préoccupèrent de maintenir le règne de la loi.
L'alliance étudiants-enseignants
Pourquoi cette démission des adultes, cette
capitulation des autorités? En l'absence d'études qui,
rétrospectives, n'auront probablement qu'une valeur limitée,
chacun, selon son humeur et son expérience, prêtera aux acteurs des
motifs nobles ou bas. Des professeurs, gauchistes en dehors de leur
métier, se trouvaient soudain aux prises avec un mouvement
comparable à ceux dont ils avaient exalté la grandeur; les
révolutionnaires d'amphithéâtre se trouvaient pris à leur propre
jeu; le jour où la révolution gagnait les amphithéâtres, ils
devaient la joindre ou la refuser. Pour un homme de gauche, la
fidélité à la gauche, indéfinissable et sacrée, passe avant
tout.
Les universités françaises, soumises à la
tutelle étouffante du ministère, se révoltaient contre ce dernier:
du même coup, l'alliance enseignants-enseignés changeait de
caractère. Les enseignants ne s'humiliaient plus devant les
étudiants, ils s'unissaient à ces derniers pour arracher au
ministère (équivalent des
regents
de Berkeley ou des
trustees
de Colombia) une véritable autonomie. La querelle sur la
répartition du pouvoir entre étudiants et enseignants ne se
séparait pas de l'autre querelle sur la répartition du pouvoir
entre l'administration et la faculté elle-même. Le corps enseignant
se divisait en catégories multiples selon le statut, l'âge, les
perspectives de carrière. Le bouleversement offrait des chances
inespérées à certains. La hiérarchie, comme toujours trop rigide en
France, s'effondrait d'un coup et laissait place à l'illusion
égalitariste. Durant trois semaines, la non-résistance au mouvement
semblait à la fois la plus facile et la moins dangereuse: les
libéraux vainqueurs pardonnent, non les révolutionnaires. Peut-être
nombre de professeurs éprouvaient-ils, au fond d'eux-mêmes, des
doutes sur leur légitimité, sur leur enseignement, sur
l'Université. Si quelques-uns, les révolutionnaires, croyaient à la
révolution, d'autres devaient nourrir des ambitions inassouvies ou
s'interroger sur leur métier. Une capitulation collective, même
imposée par une minorité, suppose une mauvaise conscience
collective.2. La deuxième séquence - de la Commune de
la Sorbonne aux occupations d'usines - laisse place à des nuances
d'interprétation: la capitulation gouvernementale devant les
étudiants a-t-elle provoqué l'action spontanée des groupes
activistes dans les deux premières usines occupées? La C.F.D.T.
a-t-elle jugé l'occasion favorable pour déborder la C.G.T sur la
gauche? Les cellules chinoises ont-elles pris l'initiative? En tout
état de cause, on sait que la généralisation des grèves et des
occupations d'usines a été décidée par la C.G.T., désireuse de
reprendre le contrôle de ses troupes, tout en apparaissant de
nouveau dans son rôle d'animatrice des luttes ouvrières.
Là encore, il est vrai, les spécificités
françaises - tempérament anarcho-syndicaliste, puissance des
symboles, drapeau rouge et drapeau noir, faiblesse du syndicalisme
ordonné - permettent seules de comprendre la rapidité avec laquelle
une étincelle communiqua le feu. L'organisation des débrayages,
l'installation des piquets de grève par la C.G.T. interdisent de
prendre au sérieux le chiffre des grévistes. Au point de départ, la
plupart des travailleurs de Renault ne voulaient pas faire grève -
ce qui n'empêche pas qu'au bout de quinze jours de grève les mêmes
travailleurs acceptaient avec réticence un accord décevant qui
consacrait la futilité d'une pseudo-révolution, coûteuse pour eux
comme pour toute la nation.
Un phénomène équivalent pourrait-il se
produire ailleurs? En l'état actuel de notre expérience, nous
devons répondre
non
, mais avec hésitation. Le virus révolutionnaire demeure
contagieux. La mise en place, dans les usines d'Italie ou
d'Allemagne fédérale, de cellules "trotskistes" ou "maoïstes" se
poursuit. En Italie, le communisme garde une influence prédominante
sur les syndicats et les ouvriers. Nos voisins et partenaires
auraient tort de se rassurer trop vite et d'attribuer à la seule
légèreté française une comédie révolutionnaire qui aurait pu et
peut encore devenir tragique. N'oublions pas enfin que le
gouvernement n'obtient pas gratuitement la demi-coopération du
parti communiste, il mène une diplomatie qui, conforme ou non à
l'intérêt de la France, apporte des satisfactions substantielles
aux hommes du Kremlin. L'Italie et surtout la République fédérale
ne peuvent ni ne veulent payer le prix.3. La troisième séquence est évidemment la
plus mystérieuse; seuls la comprennent approximativement ceux qui
l'ont vécue à Paris: la quasi-disparition de l'État légal entre le
retour à Paris du général de Gaulle et le discours du 30 mai.
Les deux absences successives du premier
ministre, puis du général de Gaulle ont empêché toute action
cohérente ou résolue du gouvernement au cours des semaines
initiales. À son retour, le général de Gaulle a paru incapable de
saisir l'événement, enfermé d'abord dans le silence, il n'en est
sorti que pour apparaître aux téléspectateurs, le 24 mai, vieilli
et amer. Par là même, il a renforcé le sentiment répandu à Paris
d'une vacance du pouvoir.
La France vulnérable
À ce point intervient de nouveau une
spécificité française: l'accoutumance aux changements de régime
sous la pression de l'émeute, l'acceptation anticipée par le
Français moyen et les fonctionnaires eux-mêmes des nouveaux
maîtres, la décomposition générale de la hiérarchie, des liens
sociaux quand la bureaucratie, colonne vertébrale de la France
moderne, s'écroule. Dans aucun autre pays moderne, je le crains, la
société ne se révèle aussi incapable de survivre par elle-même,
sans État.
4. Prises une par une, les trois séquences
me semblent à peu près intelligibles: ensemble, elles laissent
libre champ à l'imagination, même si l'interprète s'efforce de
désacraliser
cette succession d'épisodes tour à tour absurdes, épiques, curieux,
rarement dignes de respect, dans lesquels tous les corps constitués
de la nation, depuis la présidence de la République jusqu'à
l'O.R.T.F., en passant par l'Université et par la presse, se sont
compromis au point d'y perdre une part de leur crédit (aux yeux de
l'étranger, sinon des Français).La
désacralisation
ne plait ni au gaullistes ("la fin d'un monde") ni aux
révolutionnaires. Les uns et les autres, pour se justifier, veulent
élever ces événements jusqu'au niveau de l'histoire universelle.
Certes, ces événements ont effectivement une signification, en tout
cas à titre de symptômes d'une vulnérabilité de la France libérale
du XXe siècle et peut-être de tout ordre libéral en notre siècle.
Peut-être la France amplifie-t-elle à cause de son extrême
sensibilité, les troubles qui affectent la civilisation
occidentale. Ce qui ailleurs se manifeste par un bref accès de
fièvre, devient, chez nous, ou semble devenir une crise aiguë qui
menace la vie du malade.Puisque désormais les auteurs aiment à se
citer eux-mêmes, je reprendrai ici un texte écrit en août 1963 pour
servir de préface à un cours de 1956-1957, intitulé
la lutte des classes
: "Si l'on convient d'appeler pragmatique l'action des syndicats et
des partis en vue de réformes
hic et nunc
(ce que Lénine appelait
trade-unionisme
sur le modèle anglais) et
idéologique
l'action du parti communiste contre le régime en tant que tel et en
vue de la révolution, les progrès accomplis par les économies
européennes depuis quinze ans ont partout renforcé la tendance
pragmatique et affaibli la tendance idéologique. Mais on aurait
tort d'en conclure que dorénavant les conflits sociaux n'auront
d'autre objet que "la part du gâteau", les augmentations de
salaires ou la résistance aux changements techniques, entraînant
des conversions douloureuses. Bien que, pour l'instant, la plupart
des ouvriers, dans la plupart des pays, semblent plutôt
indifférents aux modalités diverses de la cogestion, il est
possible et même probable que, dans certains pays, des
revendications ayant pour objet l'organisation des entreprises vont
se développer. Entre les querelles pragmatiques et les conflits
idéologiques, on aperçoit un troisième type de débats ou de lutte,
dont la finalité serait d'accroître la participation des
travailleurs à la vie de l'entreprise ou la participation des
cadres ou des représentants des travailleurs à certains aspects de
la direction".Cette revendication n'a pas déterminé la
révolte des étudiants, des travailleurs ou des cadres mais elle a
fourni un des thèmes principaux des réformes élaborées par les
commissions universitaires, les commissions de chercheurs et,
semble-t-il, les commissions des cadres des entreprises. Le général
de Gaulle a remplacé son mot favori d'association par celui de
participation sans pour autant donner à l'un ou à l'autre un
contenu défini. Les ouvriers ou, du moins, les syndicats ouvriers
continuent d'affecter la même indifférence ou le même mépris à
l'égard de cette "ruse de la bourgeoisie". En revanche, les
intellectuels, les cadres semblent désireux d'obtenir une
participation accrue à la gestion des laboratoires, des
universités, des entreprises sans que l'on distingue facilement les
diverses motivations: refus de toute autorité extérieure, volonté
corporative d'autogestion, les contribuables fournissant l'argent
et les fonctionnaires de l'Université ou de la recherche le
dépensant à leur gré, désir légitime, bien que difficile à
satisfaire, de modifier l'organisation des entreprises afin
d'associer plus étroitement les syndicats ou les cadres à la
direction.
Que cette revendication ait pris en France
un pareil retentissement s'explique par le rôle des intellectuels
et des catholiques de gauche. La C.F.D.T s'en est servi comme
machine de guerre contre la C.G.T. Les révolutionnaires ont gonflé
cette revendication réformiste, sous certaines réserves
réalisables, jusqu'à la vieille utopie anarchisante de la gestion
ouvrière. Le général de Gaulle, à son tour, a voulu dépasser les
révolutionnaires sur leur gauche en reprenant à son compte le même
mot d'ordre - plus efficace pour achever la ruine de l'industrie
française que pour transformer l'ordre social.
Le conflit de générations
Le rôle d'avant-garde joué par la France à
cet égard s'explique assez simplement: les Français, en matière
politique et sociale, continuent d'aimer les idées abstraites plus
que les faits. Ils compensent par des rêves égalitaires et
anarchistes la rigidité de leurs organisations. Ils y ajoutent leur
vieille habitude de rédiger des constitutions pour transformer les
mœurs et d'improviser dans le tumulte des réformes qui n'ont chance
de réussir que par la modération et avec le temps.
Il reste que, les syndicats dominés par la
C.G.T. s'étant, au moins en apparence, convertis au pragmatisme,
des mouvements révolutionnaires ont surgi à la gauche du parti
communiste, comme si l'espoir révolutionnaire ne mourrait quelques
années que pour renaître sous une autre forme. Mao remplace
Staline, le petit livre rouge l'histoire du parti communiste. Une
fois de plus, les intellectuels de haut rang s'extasient devant des
textes à l'usage de l'école primaire. Une fois de plus, c'est la
France, et surtout Paris, avec son intelligentsia singulière -
auteurs hermétiques et J.-L. Godard, linguistes et structuralistes,
normaliens brillants et ratés de la méritocratie, subtilités
verbales et culte de la violence qui prend la tête de la course et
accomplit en comédie vécue l'absurdité du monde pensé par les
auteurs à la mode.
Dans tous les pays, une fraction, peu
nombreuse mais virulente, des étudiants se révolte contre l'
establishment
, les gens en place, contre les hommes de trente-cinq ans à peine
moins que contre ceux de soixante. Admettons, par hypothèse, que
les étudiants tchèques, réclamant la liberté, ne diffèrent pas des
étudiants allemands, américains ou français enthousiastes de Mao ou
de Fidel Castro (bien que, à mes yeux, une telle assimilation
traduise un nihilisme, un mépris de ces jeunes gens que je me
refuse à partager). Admettons quelque parenté entre les uns et les
autres! Les étudiants des pays de l'Est réclament des libertés qui
leur sont refusées cependant que les étudiants de l'Ouest ont
conscience de l'inefficacité pour changer le monde des libertés
dont ils jouissent. La France aurait donné une expression extrême à
un conflit de générations, plus aigu dans la bourgeoisie que dans
les classes populaires.Ce qui me frappe, en effet, c'est que le
fossé se creuse dans l'Université, tout au moins entre la
génération née entre 1945 et 1950 et les générations précédentes,
plutôt qu'entre les plus de trente ans et les plus de cinquante.
Les jeunes bourgeois, élevés par des parents indifférents ou
indulgents, libérés de tous les tabous sexuels, patriotiques ou
traditionnels, qui obtiennent sans peine et sans mauvaise
conscience des biens offerts par la société de consommation,
dénoncent la civilisation matérielle dont le plus grand nombre,
travailleurs ou petits bourgeois, souhaitent à leur tour obtenir
les bienfaits. Condamner ou admirer des états d'âme est également
vain. Nul ne peut dire avec certitude ce que révèlent ces états
d'âme: condition anormale des jeunes adultes qui mènent trop
longtemps une existence marginale et comme puérile, besoin de
croisade insatisfait, absence d'une cause à laquelle se vouer, vide
spirituel de privilégiés qui n'ont pas eu de joug à secouer, de
parents à combattre, d'obstacles à surmonter et qui recrutent des
alliés parmi d'autres jeunes, laborieusement parvenus jusqu'aux
premiers échelons de la hiérarchie intellectuelle, pleins
d'amertume à l'égard d'un système trop clos, trop hiérarchique,
trop inégalitaire (même si les inégalités résultent de concours).
Révolution des cancres et aussi des plus brillants sujets, les uns
dégoûtés à l'avance d'une carrière trop bien tracée, les autres
révoltés contre un échec déjà acquis, unis hier contre une société
apparemment inamovible, unis aujourd'hui dans le souvenir de leur
fraternité vaine et leur triomphe d'un jour. Ils ont abattu la
Bastille sorbonnarde et ils ont ébranlé la Bastille élyséenne. Mais
ils ne savaient pas, et ils continuent à ne pas savoir quel usage
faire de leur possible victoire. Bien entendu, quelques-uns
trouveront place dans les comités de gestion universitaire et ils
découvriront vite l'ennui des comités dans lesquels souffrent nos
collègues de Grande-Bretagne et des États-Unis. Mais les autres,
les enragés, les nihilistes craignent la récupération de la révolte
par les réformes.
La société de consommation ou, si l'on
préfère, la société productiviste ne donne pas, en tant que telle,
de raisons de vivre. La pénurie ou la misère pas davantage.
L'ennui, la difficulté de vivre ne sont pas guéris par les
ordinateurs; par la participation aux Assemblées universitaires non
plus; par le syndicat d'entreprise non plus. Les Français
seront-ils plus heureux en sacrifiant, partiellement, l'efficacité
de la gestion à la promotion de certaines modalités d'autogestion
ou de participation? Je le souhaite sans trop y croire. En cette
hypothèse, nous voici bien loin des "possédés" et de la
métaphysique des guérilleros.
(Titres et sous-titres sont de la rédaction du
"Figaro".)