Les difficultés agricoles en périodes
d'industrialisation
Le Figaro
29 janvier 1960
Nous avons précisé, la semaine dernière,
quelques-uns des faits qui rendent compte du malaise paysan. Si,
pour l'ensemble des agriculteurs, la campagne 1959-60 a été marquée
par une diminution du revenu réel, les statistiques font apparaître
de grandes différences entre les régions, entre les différents
producteurs. L'année a été particulièrement mauvaise pour les
producteurs de betterave et de légumes. Les prix élevés des
aliments du bétail affectent les éleveurs puisque le prix de la
viande à la production a peu varié. En gros, il semble que les
paysans s'en prennent surtout au rapport des prix, au fait que
leurs rémunérations n'ont pas progressé, alors que progressaient
les prix des produits qu'ils achètent. La suppression des
indexations leur paraît, dans cette perspective, l'origine de leurs
maux présents.
Quelle que soit la part de vérité que
contient cette interprétation, il y a d'autres causes du
mécontentement actuel. On a beaucoup cité dans la presse les
résultats d'une étude de M. Klatzmann, parue dans
Études et Conjoncture
de décembre. D'après cette étude, le revenu de l'agriculteur dans
l'année 1958 est au coefficient 30 environ par rapport à 1938,
alors que le produit national brut a été, au cours de la même
période, multiplié par près de 50. La population agricole aurait
diminué de 15% de 1938 à 1958, tandis que la population totale de
la France s'est accrue de 4%.Ces chiffres rendent probable que le revenu
moyen, dans l'agriculture, ait moins augmenté que dans les autres
secteurs. Mais il serait bon de ne pas oublier la remarque de
l'auteur que nous suivons: "Étant donné le degré d'incertitude des
calculs, il est impossible de savoir si le revenu par personne a
un peu moins
ou
beaucoup moins
augmenté dans l'agriculture qu'ailleurs."Non seulement ces chiffres globaux sont
aléatoires et imprécis, mais ils n'ont qu'une valeur limitée, tant
sont grandes les différences entre les régions, les produits, les
types d'exploitation. Ils n'en révèlent pas moins une donnée
vraisemblable: les revenus globaux de l'agriculture n'augmentent
pas, même si le revenu par personne employée augmente; et une
donnée certaine: la diminution de la main-d'œuvre employée dans
l'agriculture. Ces deux données constituent ensemble une première
explication de la crise.
En elle-même, la réduction de la
main-d'œuvre agricole n'est pas malsaine, elle est à la fois cause
et effet de l'augmentation de la productivité du travail. Mais elle
n'en comporte pas moins des dangers, économiques et sociaux. Dans
certains cantons, elle peut avoir des effets comparables à ceux de
la dépopulation: les jeunes s'en vont, les vieux restent, l'énergie
et l'initiative, nécessaires pour s'adapter à des circonstances
changeantes, font défaut. De plus, l'agriculture doit s'orienter
vers des activités comme l'élevage, qui exigent une main-d'œuvre
relativement nombreuse. Le mouvement de la population risque
d'encourager la culture des céréales, que l'on souhaite limiter
puisque les exportations de blé, indispensables à l'équilibre du
marché, ne vont pas sans subvention.
Une progression plus lente des revenus
agricoles que des revenus industriels a été observée maintes fois
dans les pays étrangers, en des phases comparables à celle de
l'économie française d'aujourd'hui. Les causes de ce phénomène sont
multiples, controversées. La faible élasticité de la demande des
produits agricoles en est une. Les écarts considérables des prix de
revient selon les exploitations en sont une autre. Selon les
régions, le sol, la productivité de l'exploitation, le même prix
peut apparaître aux uns rémunérateur, aux autres intolérable. Les
plus efficaces des producteurs obtiennent des revenus
satisfaisants, les moins efficaces - souvent pour des raisons qui
ne dépendent pas d'eux - s'enfoncent dans la misère.
La non-augmentation de la population
globale est une circonstance aggravante. L'augmentation de la
demande est suspendue à une augmentation du revenu par tête de la
population - augmentation qui, en phase d'assainissement monétaire,
ne se produit pas. Même l'élévation du revenu ne gonfle pas la
demande de tous les produits alimentaires. La demande des céréales,
proportionnellement, diminue alors que celle des produits nobles,
de l'élevage, de la basse-cour, des fruits, augmente. En cet
univers mouvant, l'agriculture doit s'adapter sans cesse à des
conjonctures autres.
Je crains qu'en l'état actuel de la
documentation, les responsables de la politique économique aient
peine à prendre les décisions multiples qu'appelle la complexité du
problème. Rien ne serait plus important que de connaître, région
par région, les transformations de la population paysanne. Le
premier ministre, qui souhaite que le parlementarisme français se
rapproche du modèle britannique, devrait, me semble-t-il, saisir
l'occasion d'introduire une institution excellente: pourquoi pas
une commission d'enquête scientifique sur la situation de la
paysannerie? Pour ne pas être officiellement
royale
(on la baptiserait républicaine), cette commission n'en aurait pas
moins la même fonction de ce côté-ci de la Manche que de l'autre:
donner à l'opinion et aux gouvernants les faits à partir desquels
ceux-ci décideront, celle-là approuvera ou critiquera.