Les désillusions de la liberté
Les Temps modernes
octobre 1945
Les prophètes de malheur ont eu tort: les
optimistes aussi. Aucune des catastrophes dont on nous menaçait -
bain de sang, troubles révolutionnaires, anarchie persistante - ne
s'est produite. Mais si les craintes se sont dissipées, les espoirs
ne se sont pas réalisés. Le pays n'a pas secoué le poids du passé,
il n'a pas éliminé les poisons répandus par quatre années
d'Occupation, il ne s'est pas jeté avec une allégresse unanime dans
la grande œuvre de reconstruction.
Un an après la Libération, le décor a été
planté. Nous avons de nouveau un État, une armée, une
administration. De la Bastille à l'Étoile, les défilés militaires
font accourir des foules enthousiastes qui échappent pour quelques
heures aux misères du présent et s'abandonnent à l'illusion des
jours de gloire. Mais le train de l'existence quotidienne est tout
autre: le marché noir sévit, la majorité des producteurs
s'appauvrit, seuls les intermédiaires - profiteurs de la pauvreté
commune - s'enrichissent en prélevant une dîme exorbitante sur des
échanges chaotiques.
Politiquement, le conflit latent qui
opposait depuis des mois le gouvernement et les milieux politiques
de l'Assemblée consultative, a éclaté à propos des projets
constitutionnels. On a discuté de la Constituante, prévue pour sept
mois, comme si l'avenir de la nation en dépendait. Au-dehors, la
France n'a pas été invitée à Potsdam et notre "grandeur" reste
méconnue et solitaire.
Ici et là, rien d'irréparable n'est encore
survenu. Il est normal que nous ne figurions pas parmi les Grands
de ce monde puisque nous ne possédons pas les instruments de la
grandeur temporelle. Il est normal que les partis s'inquiètent des
conditions dans lesquelles le régime provisoire prendra fin et
cédera la place à une démocratie réelle. Ce qui n'est pas normal,
ce qui rend l'air irrespirable, c'est la méfiance. Méfiance entre
la France et les Alliés auxquels nous devons notre liberté.
Méfiance entre le gouvernement et les partis qui l'ont choisi et
dont les représentants continuent de siéger dans le Conseil des
ministres.
Si cette méfiance était insurmontable, il
faudrait dire que la France a raté une expérience politique de
plus. Le régime actuel, sous une forme ou sous une autre, peut bien
se prolonger des mois, voire des années: on ne réussira pas une
rénovation nationale dans un tel climat.
1. La lutte pour le pouvoir
À la fin du mois d'août 1944, le général de
Gaulle prit le pouvoir avec l'assentiment unanime de la nation. De
l'extrême gauche à l'extrême droite, tous les partis, toutes les
familles spirituelles acclamaient le premier Résistant de France,
l'homme qui symbolisait l'honneur de nos armes, qui avait maintenu
la patrie dans la guerre et dans la victoire.
Mais cette chance unique n'était pas sans
contreparties. Les espérances contradictoires que les Français
liaient à la personne du général de Gaulle rendait inévitable la
déception des uns ou des autres (peut-être des uns
et
des autres). L'homme du 18 juin pouvait-il simultanément rétablir
une démocratie parlementaire et prendre la tête d'une révolution?
Pouvait-il faire la guerre aux "trusts" alors qu'il continuait la
guerre contre l'Allemagne? Pouvait-il prendre l'initiative
immédiate de réformes profondes, alors qu'il était soucieux, avant
tout, d'ordre et de tranquillité sur les arrières du front,
c'est-à-dire sur toute l'étendue de la France?Matériellement, les circonstances
compliquaient démesurément l'œuvre que la situation politique
semblait suggérer. Chacun se déclarait prêt à accepter n'importe
quelle mesure, même radicale, mais quelle mesure, même modérée,
était-il possible de prendre avec une administration désorganisée,
des moyens de transport déficients, un pays découpé en morceaux par
les destructions? Bien plus, si le gouvernement n'était pas
discuté, il s'en fallait de beaucoup qu'il fût partout obéi. Au
début d'octobre encore, un commissaire de la République, au sud de
la Loire, parlait avec un certain détachement du "Gouvernement de
Paris".
Les derniers mois de l'année 1944 furent
absorbés par ces tâches sans éclat: rétablissement de l'unité
matérielle du territoire (chemins de fer, télégraphe, téléphone),
rétablissement de l'unité politique du territoire par le
refoulement des formations insurrectionnelles (CNR et CDL). En
dépit de quelques crises (à propos des FFI et des Milices
patriotiques), cette évolution prévisible aboutit en quelques mois
à son terme: le gouvernement s'assura en fait le monopole du
pouvoir auquel il prétendait en droit. Les FFI furent dissoutes ou
absorbées dans l'armée régulière, les CDL réduits à des fonctions
consultatives et à une collaboration, parfois efficace, avec les
autorités locales, les Milices patriotiques, défendues puis
abandonnées par le parti communiste, entrèrent peu à peu en
sommeil.
Cette issue du conflit, dit "des deux
pouvoirs", était fatale. Un gouvernement régulier, maître de
l'appareil de l'État, n'a jamais de véritable rival dans les
organisations spontanées, sorties d'une insurrection populaire, du
moins quand celles-ci, comme c'était le cas en France, n'ont pas,
au fond, d'intentions révolutionnaires. Malgré tout, les incidents
de ces premiers mois commencèrent de séparer gouvernement et
Résistance.
Le général de Gaulle n'avait pas seulement
été plébiscité par le pays; il avait été désigné et voulu par les
mouvements de Résistance (ou du moins ceux qui parlaient en leur
nom). Mais ceux-ci ne connaissaient guère celui qu'ils avaient
choisi pour chef, de même que celui-ci, en dehors des résistants
qui avaient fait les voyages de Londres et d'Alger, connaissait mal
les responsables des organisations métropolitaines. La découverte
réciproque ne fut pas sans entraîner des déconvenues des deux
parts. La plupart des membres du CNR n'apparurent pas à la hauteur
du rôle qu'ils étaient censés avoir joué. L'équipe, recrutée en
majorité dans l'exil, qui entourait le général de Gaulle, surprit
et heurta les résistants qui ne s'attendaient pas à recevoir un
gouvernement du dehors. Ceux des résistants qui n'étaient entrés ni
au gouvernement ni dans l'administration se trouvèrent exclus des
lieux où les décisions étaient prises et exprimèrent leur amertume
dans une guérilla d'articles et d'ordres du jour. Le CNR tenta de
survivre aux circonstances qui justifiaient son action et offrit, à
plusieurs reprises, solennellement, une collaboration qu'on ne lui
demandait pas - offre qui ne fut ni acceptée ni repoussée, comme si
le gouvernement ne savait que faire de cette encombrante bonne
volonté.
Mais rapidement, l'enjeu du conflit
s'élargit. Qu'il s'agît de l'épuration ou de réformes de structure,
l'impatience de la Résistance venait se briser vainement sur la
prudence résolue du gouvernement.
Une sorte d'unanimité s'est établie pour
proclamer que l'épuration était un échec. On n'oserait donc rompre
cette unanimité. Mais l'opposition, presque toujours, s'est bornée
à dénoncer des cas scandaleux dans l'un ou l'autre sens. Or, on ne
juge pas une politique d'après ses "ratés". Il aurait fallu
articuler les griefs. À quoi en avait-on? À l'insuffisance des
dossiers? Mais si on voulait poursuivre jusqu'aux lampistes de la
collaboration, les dossiers se comptaient par centaines de milliers
et exigeaient de l'administration une compétence et une efficacité
improbables. À l'insuffisance des tribunaux? Mais les cours de
justice n'ont pas été discutées dans leur principe. Les jurés
étaient recrutés parmi les résistants, ils devaient donc, dans
l'ensemble, être plus sévères que la moyenne de l'opinion publique.
À l'insuffisance des magistrats? L'épuration des épurateurs aurait
dû, certes, précéder l'épuration du pays, mais si elle avait été
poussée jusqu'au bout, combien aurait-on gardé d'épurateurs? À
l'insuffisance des textes? Mais la presse politique n'a presque
jamais discuté les ordonnances relatives à l'épuration.
On s'est arrêté finalement à l'idée que les
concepts juridiques, qui figurent dans les lois en vigueur en 1939,
suffisent à la répression des actes de collaboration. Pour la
collaboration économique, l'ordonnance du 29 mars 1945 a recours à
la notion de commerce avec l'ennemi et se borne à en préciser les
conditions d'application, en tenant compte des circonstances
exceptionnelles: occupation du territoire, existence d'un
gouvernement de fait, etc. Pour les autres formes de collaboration,
les notions essentielles sont celles d'intelligences avec l'ennemi
et d'atteinte à la sûreté de l'État. Inévitablement, cette
législation laisse une large part à l'interprétation des magistrats
et des jurés. On aurait pu réduire sensiblement cette marge
d'incertitude en promulguant après coup une législation conçue pour
répondre à la situation sans précédent d'un pays en symbiose, sous
régime d'armistice, avec un occupant. Cette solution a été écartée
parce qu'elle aurait comporté le scandale juridique de la
rétroactivité et elle aurait entraîné probablement d'autres
inconvénients.
Tant que l'on ne proposait ni d'autres
lois, ni d'autres cours, on en était amené inévitablement, et l'on
ne s'en fit pas faute, à dénoncer les freinages, les contrastes
entres des impunités et des rigueurs également choquantes. Mais les
cours de justice, semi-populaires, étaient vouées à l'avance à ces
inégalités et les freinages ne venaient pas tous de
l'administration. Combien de collaborateurs avaient des amis ou des
parents parmi les résistants? Combien avaient pris un début de
contre-assurance? Cela dit, il est probable que les autorités ont
eu tendance à freiner.
Le gouvernement, soucieux de remettre en
marche la machine administrative et économique, souhaitait
conserver à la nation, dans toute la mesure du possible, les hommes
compétents. L'opposition peut se permettre d'ignorer ces sortes de
considération, mais les résistants, quand ils ont été à leur tour
responsables de l'efficacité, dans la presse par exemple, n'y ont
pas été insensibles, eux non plus.
À l'Est de l'Europe, l'épuration devint
l'équivalent d'une véritable révolution: des classes entières
furent éliminées ou décapitées. Peut-être certains auraient-ils
rêvé, en France, d'une épuration analogue. Le gouvernement, en tout
cas, n'y songeait pas, il considérait l'épuration comme une affaire
d'État à traiter comme telle, conformément aux lois, en respectant
les formes. Mais, d'un autre côté, l'épuration ne pouvait pas ne
pas être révolutionnaire, puisqu'elle avait pour fondement une
légalité insurrectionnelle et que le gouvernement du Maréchal était
rétroactivement décrété illégal (en 1940, reconnu par les
États-Unis et l'Union soviétique, il avait toutes les apparences de
la légalité, voire de la légitimité). L'épuration fut un acte
révolutionnaire mis en forme légale, condamné par définition à ne
satisfaire ni les révolutionnaires ni les légalistes.
La querelle est au fond analogue dans le
cas des nationalisations; ce mot connaît aujourd'hui une fortune
éclatante. Bien que la formule "nationalisation des industries
clés" traîne dans les programmes de la CGT depuis près d'un
demi-siècle, elle occupe la première place dans les plans de
rénovation lancés par la Résistance et les partis politiques.
L'équivalence établie entre nationalisation et réforme de
structure, réforme de structure et révolution, transfigure en un
bouleversement l'opération prosaïque qui consiste à substituer des
directeurs nommés par l'État aux administrateurs de sociétés.
Le gouvernement décréta la nationalisation
des mines du Nord, des usines Renault, de Gnôme-et-Rhône, d'Air
France; il annonça celles du crédit et de l'électricité, mais les
adversaires des trusts ne se tenaient pas pour satisfaits.
La répugnance du gouvernement à réaliser,
dans l'immédiat, des nationalisations plus étendues, comporte des
explications faciles. Une nationalisation en elle-même ne rapporte
et ne résout rien. Elle touche les masses populaires, dans la
mesure où celles-ci prennent au pied de la lettre l'expression
"retour à la nation des grandes sources de richesse collective". Le
plus souvent, ni les conditions de travail, ni le rendement ne sont
améliorés de manière immédiate, et une déception s'ensuit. L'État
se trouve chargé d'une responsabilité supplémentaire, celle de
trouver des hommes capables de faire marcher les entreprises
devenues propriété de la nation.
Or, depuis 1940, l'État est pratiquement
responsable de toute l'économie, en ce sens qu'il en dirige le
fonctionnement: l'État fait produire ce qu'il veut, par qui il
veut, aux conditions qu'il veut (on est tenté de substituer "peut"
à "veut", mais la faute en est à la résistance des choses bien plus
qu'à celle des hommes, à la pénurie plus qu'aux trusts). Si, trop
souvent, la volonté de l'État demeure vaine, l'insuffisance des
organes d'exécution, la paralysie bureaucratique en portent la
responsabilité principale.
Dès lors, pourquoi l'État serait-il
impatient de diriger directement des entreprises qui, pour la
plupart, fonctionnent aussi bien (ou aussi mal) sans lui? Sur le
plan économique, la pensée de gauche a tendance à surestimer
l'importance de la propriété et à méconnaître celle du
fonctionnement. Dans le régime intermédiaire que Grande-Bretagne et
France veulent édifier, l'État se charge de contrôler l'ensemble,
c'est-à-dire, en temps normal, d'assurer le plein emploi, à l'heure
présente d'organiser la pauvreté, de toute manière, de répartir
rationnellement, pour le plus grand profit de la collectivité, les
ressources disponibles. Dans un tel cadre, la nationalisation de
telle ou telle branche industrielle devrait être discutée surtout
en termes d'opportunité, d'avantages techniques.
Ces considérations, il est vrai, négligent
ce qui, aux yeux des révolutionnaires, est probablement
l'essentiel. Ceux-ci n'affirmeraient pas que l'entreprise
nationalisée sera à coup sûr mieux gérée. Ils avoueraient que
l'État a les moyens de diriger l'ensemble de l'économie, sans
devenir patron de mines ou d'aciéries. Mais la nationalisation n'en
garderait pas moins à leurs yeux une double vertu: elle implique un
changement de personnes, elle enlève aux propriétaires des grandes
entreprises la puissance qu'ils devaient à la possession des
instruments de production. La théorie des réformes de structure est
moins économique que politique. De ce fait même, le général de
Gaulle n'était pas impatient d'en généraliser l'application
puisqu'elle ne rapportait rien dans l'immédiat et qu'elle
inaugurait des changements profonds auxquels il n'était ni
définitivement hostile, ni vraiment résolu.
La méthode selon laquelle le chef du
gouvernement exerça son autorité créa une autre cause de friction.
L'Assemblée consultative fut consultée de temps à autre, mais on
tint peu de compte de ses avis. Le projet de loi sur les comités
d'entreprises, que l'Assemblée avait modifié dans le sens de
l'élargissement des attributions des comités, fut modifié ensuite
par le Conseil des ministres dans le sens contraire. Le
mécontentement au sujet de la gestion des ministres du
Ravitaillement, de la Justice, de l'Information n'aboutit qu'au
bout de plusieurs mois. Et encore, le remplacement de M. de Menthon
par M. Teitgen ne suffit pas à combler les vœux de ceux qui
critiquaient l'un et l'autre à la fois. L'arrivée de M. Soustelle
ne répondait pas exactement à l'attente de ceux qui critiquaient le
précédent ministre de l'Information.
D'une certaine manière, la querelle des
deux pouvoirs réapparaissait sous une forme nouvelle. Partis,
mouvements, Assemblée, réclamaient une participation réelle au
pouvoir et se contenaient de plus en plus malaisément de la
participation par l'intermédiaire de leurs délégués au Conseil des
ministres. Au fond de la querelle constitutionnelle, on retrouve
cette unique et décisive question.
Au point de départ, il s'agit d'une
alternative simple et claire. La Constitution de 1875 était-elle
suspendue ou abrogée? Dans le premier cas, il conviendrait d'élire
une Chambre des députés et un Sénat qui, réunis en Assemblée
nationale, modifieraient les lois organiques de 1875. Dans le
second, il suffirait d'élire au suffrage universel, comme en 1848
et en 1871, une Assemblée constituante unique qui rédigerait une
nouvelle Constitution. Radicaux et modérés, les uns par attachement
à la IIIe République, les autres parce qu'ils escomptaient une
Assemblée nationale moins "avancée" qu'une Assemblée constituante
(en raison de la présence des sénateurs élus au suffrage indirect),
se ralliaient à la première solution. Résistants, socialistes,
communistes, MRP, fidèles à la légalité insurrectionnelle de 1944,
par volonté de rénovation, préféraient la deuxième. Les décisions
des partis ne laissaient guère de doute sur les résultats d'un
éventuel référendum: la Constituante avait toutes les chances de
l'emporter.
Le général de Gaulle parut d'abord
favorable, en dépit de ses discours de Londres et d'Alger, à un
retour à la Constitution de 1875 (du moins à en croire les journaux
officieux). Puis il adopta la formule du référendum, mais au lieu
de se borner à un référendum sur l'alternative:
deux
Chambres ou
une
Constituante, il proposa une Assemblée unique chargée de rédiger la
Constitution, mais dont les pouvoirs seraient doublement limités:
elle élirait le président du Conseil, mais celui-ci choisirait ses
ministres et ne serait plus responsable devant l'Assemblée. Cette
sorte de régime présidentiel équivalait à prolonger pour sept mois
le régime actuel, dans lequel le chef du gouvernement possède et
exerce seul l'autorité effective.Le projet fut immédiatement en butte aux
critiques les plus vives. Était-il légitime d'obliger les électeurs
à renoncer soit à la Constituante, soit à la responsabilité
ministérielle? Que se passerait-il en cas de conflit entre cet
exécutif irresponsable et cette Assemblée unique? Cette
Constitution provisoire n'avait-elle pas d'étranges ressemblances
avec celle de 1848 dont on connaît l'aboutissement? Le gouvernement
répondait que l'Assemblée n'aurait pas trop de sept mois pour
rédiger la Constitution et n'aurait pas le temps de contrôler la
gestion quotidienne des affaires publiques. En cas de conflit, ne
suffirait-il pas d'attendre quelques mois pour obtenir, aux
élections suivantes, la réponse du pays?
Cependant, le gouvernement provisoire
consentit bientôt une concession, au fond décisive. Cette
organisation provisoire des pouvoirs publics fut soumise, elle
aussi, au référendum: elle fit l'objet d'une deuxième question. En
cas de réponse négative, on en venait finalement à la Constituante
souveraine. Cette concession ne suffit pas à désarmer les
critiques. Le référendum, proclamaient de nombreux membres de
l'Assemblée, avait un caractère plébiscitaire. Si le pays acceptait
la proposition du gouvernement, c'est au général de Gaulle
personnellement qu'il remettait pour sept mois un pouvoir quasi
absolu. En théorie, l'Assemblée était libre d'élire un autre
président du Conseil, en pratique il n'y aurait probablement pas
d'autre candidat. Par suite, le vote des électeurs signifierait
moins l'approbation d'une idée que le choix d'un homme.
Jusque-là, la controverse se déroule
normalement et, si l'on ose dire, honnêtement. On peut penser que
l'enjeu de la querelle ne justifie pas les flots d'encre et les
transports d'indignation prodigués de part et d'autre. Il ne s'agit
après tout que de sept mois d'hiver au cours desquels personne ne
sera anxieux de recueillir la charge du pouvoir, au cours desquels
la stabilité politique s'impose à la France dont les positions dans
le monde paraissent vulnérables et ébranlées. Malgré tout, le
retour à un régime constitutionnel, le rétablissement de la
responsabilité ministérielle devant les élus du peuple, le partage
du pouvoir entre l'Exécutif et le Législatif (c'est-à-dire entre le
général de Gaulle et la future Assemblée) ne s'imposent pas moins
et ne s'opposent pas nécessairement à l'impératif de
stabilité.
Malheureusement, au lieu de chercher une
conciliation qui était possible, l'Assemblée consultative chercha
avant tout et parvint à marquer son hostilité au gouvernement. Elle
ne rejeta pas seulement le référendum plébiscitaire, elle rejeta
tout référendum (et pourtant elle comptait, parmi ses membres, des
partisans des deux Assemblées et des partisans de l'Assemblée
unique: pourquoi donc prétendait-elle interdire au gouvernement de
faire trancher le débat par le suffrage universel?). Une coalition
de modérés, de radicaux, de communistes écarta le contre-projet
Vincent Auriol qui donnait satisfaction, pour l'essentiel aux vœux
de l'Assemblée, puisqu'il prévoyait une Constituante souveraine et
se bornait à prendre des précautions contre l'instabilité
ministérielle (motion de censure, majorité absolue des effectifs de
l'Assemblée seraient nécessaires pour qu'un vote de méfiance
entraînât une crise ministérielle). Que radicaux et communistes
s'unissent sur les principes de la responsabilité ministérielle,
soit qu'ils s'unissent pour empêcher tout accord dans une attitude
commune et négative d'opposition, c'est le premier exemple de ces
combinaisons subtiles qui ont tant fait pour le discrédit du
Parlement et que le parti radical, revenu à la vie, s'empresse de
rééditer.
Le gouvernement fut ainsi contraint de
présenter un projet constitutionnel désapprouvé à l'avance par
l'Assemblée consultative. En fait, il reprit le projet Vincent
Auriol qui prévoyait moins une limitation qu'un aménagement de la
souveraineté de l'Assemblée.
Les socialistes se tinrent pour satisfaits:
radicaux et communistes ne désarmèrent pas. Quand Édouard Herriot
donna son adhésion au MURF créé par la minorité communisante du
MLN, il commença de transformer ce qui avait paru d'abord une
manœuvre de couloirs en une alliance politique. Partisans du
parlementarisme intégral et partisans des soviets rééditaient la
coalition de 1936, mais avec une pointe contre les socialistes et
surtout contre le gouvernement.
Les communistes n'avaient pas eu la moindre
intention de renverser le général de Gaulle auquel ils ont, depuis
la Libération, apporté un "soutien oppositionnel" (dès les premiers
jours de la crise constitutionnelle, ils avaient proclamé qu'ils ne
rappelleraient pas leurs ministres, quelle que fût la solution
adoptée), mais ils avaient atteint leur objectif. Ils s'étaient mis
au premier rang des défenseurs de la démocratie (formelle) et ils
avaient affaibli le gouvernement. Ils n'avaient pu, il est vrai,
sur le sujet du référendum, établir un front commun des gauches.
Ils n'en saisirent qu'avec plus d'ardeur l'occasion que leur offrit
un mode de scrutin injuste. Mais il ne suffit pas d'être d'accord
contre une loi électorale pour être capable de gouverner
ensemble.
2. Économie sans moteur
Un an après la Libération, la production
industrielle représente à peu près les deux tiers de celle de 1943,
le tiers de celle d'avant-guerre. Ce résultat décevant est le poste
principal du passif du gouvernement provisoire, du passif de la
France.
Le gouvernement avait recueilli l'héritage
des quatre années d'Occupation, héritage qui, dans l'ordre
économique, comportait quatre éléments essentiels.
1°
Destructions.
- Le système de transport était délabré, 445.000 maisons détruites,
plus d'un million sérieusement endommagées. L'appareil de
production, en dépit des machines enlevées par les Allemands et des
usines touchées par les bombardements, subsistait dans l'ensemble,
mais usé, faute d'entretien et de renouvellement. La terre, privée
d'engrais, était appauvrie.2°
Pénurie.
- Charbon, essence, matières premières, tout manquait.3°
Surabondance monétaire.
- La circulation fiduciaire dépassait 600 milliards contre 140
avant la guerre.4°
Chaos des prix.
- Il n'y avait plus ni prix ni marché unique pour le même produit.
Selon les marchés, officiel ou non, selon les régions, des
décalages de cours considérables apparaissaient. De plus, la
politique des autorités d'Occupation, les circonstances
exceptionnelles avaient amené une hausse disproportionnée des prix
des différentes marchandises.On s'attaqua immédiatement, avec une ardeur
et une efficacité également admirables, aux dommages subis par le
système de transport. Le nombre des locomotives disponibles passa
de 2.900 au 1er septembre à 6.350 au 1er janvier. Les chemins de
fer, dès le printemps de 1945, cessaient d'être "le goulot
d'étranglement" et répondaient aux besoins d'une économie, il est
vrai, anémiée. En revanche, la reconstruction des villes ne dépassa
pas la phase du déblayement.
Des trois autres maux, la pénurie est
évidemment le plus grave. Le chaos des prix est, en une large
mesure, inévitable en période de disette; il contribue à rendre
plus inéquitable encore la répartition des ressources; il est
funeste dans la mesure où il freine la production en réduisant la
marge de bénéfices des entreprises industrielles. La surabondance
monétaire nourrit le marché noir et fait monter les prix, mais,
aussi longtemps que l'on manque du nécessaire, comment ne se
trouverait-il pas des gens prêts à payer n'importe quel prix pour
acquérir un kilo de beurre ou de viande?
Si la pénurie se retrouve à l'origine de
tout, il est plus facile, en apparence, d'agir sur l'excès des
moyens de paiement que sur l'insuffisance des richesses. Les
finances se prêtent à des mesures spectaculaires que la production
ne permet guère. Aussi les discussions qui remplirent la première
moitié de l'année eurent-elles presque uniquement pour objet la
politique financière - prix, budget, circulation.
Le ministre de l'Économie nationale
proposait une expérience comparable à l'expérience belge (inspirée
elle-même par les mesures prises en Corse par les autorités
françaises). Le plan avait été conçu avant même la libération de la
France, mais les conditions matérielles d'exécution (répartition
des billets, organisation du service d'échange) ne furent réalisées
que vers le mois de mars. À ce moment-là, l'opposition latente
entre M. Mendès France et M. Pleven éclata en un conflit ouvert et
aboutit à la démission du premier.
Quel aurait été le but, quels auraient été
les résultats possibles, d'une expérience Mendès France,
c'est-à-dire de l'échange des billets avec blocage partiel? S'il
s'agissait seulement de réduire la circulation fiduciaire, l'impôt
de la Libération, puis l'échange sans blocage ont effectué, au
moins temporairement, une "ponction monétaire". Au lendemain de
l'échange, la circulation est tombée au-dessous de 450 milliards
(environ 50 milliards non remis à l'échange et 100 milliards de
billets transformés en dépôts bancaires), mais les avantages de
cette réduction sont faibles. Ni les billets détruits ou emportés
ni ceux qui étaient entassés dans les lessiveuses ne pesaient sur
le prix. Le blocage aurait-il maintenu plus durablement la
circulation à un niveau inférieur? On peut en douter: étant donné
le mode actuel des échanges, les prix pratiqués et les revenus
distribués, il n'y a guère d'excédent de circulation.
S'agissait-il de liquider, aussi
équitablement que possible, les comptes des années d'Occupation,
c'est-à-dire de reprendre un pourcentage important des sommes
accumulées par les profiteurs de la défaite? L'expérience Pleven
vise au même objectif par des méthodes médicales, à froid:
confiscation des profits illicites, impôt sur les enrichissements
et impôt sur le capital. On a prononcé 18 milliards de
confiscation, on attend 125 milliards en quatre ans de l'impôt de
solidarité. La politique actuelle, ces chiffres en font foi,
comporte donc une large part de résignation. (Chaque année, le
marché noir du beurre atteignait un chiffre d'affaires de l'ordre
de 20 à 30 milliards de francs.) Aurait-on pu faire mieux? On
aurait pu et dû joindre le recensement des obligations et rentes
aux autres mesures d'inventaire des fortunes. On aurait pu opérer
plus vite et plus brutalement et ainsi réduire les trafics divers
qui se sont multipliés et qui ont permis à beaucoup des possesseurs
de dissimuler une fraction des biens mal acquis. La différence de
rendement, plus ou moins sensible, n'aurait pas été d'importance
décisive.
S'agissait-il enfin de réduire en général
les moyens de paiement à la disposition du public? Sur ce point, le
rendement de la méthode Pleven est à peu près nul. La
transformation des billets en compte courant n'a en rien diminué la
puissance d'achat susceptible d'affluer sur les marchés vides. Mais
le blocage aurait-il été à cet égard beaucoup plus efficace? Pour
ramener une sorte d'équilibre entre les marchandises offertes et
les moyens de paiement, il aurait fallu bien plus qu'une mesure
financière, brutale et unique. Aussi longtemps que la masse des
revenus dépasse, et de très loin, la valeur des produits estimés
aux cours officiels, la hausse des prix et le développement du
marché noir demeurent inévitables. Le blocage, à supposer qu'il
l'eût atténuée pour un certain temps, n'aurait certainement pas
éliminé l'opposition entre le manque de marchandises et le
gonflement des revenus.
Autrement dit, les méthodes financières
rigoureuses, conçues par M. Mendès France, n'auraient pris leur
sens que dans le cadre d'une politique générale des prix, des
revenus et de la production, différente de la politique
effectivement suivie depuis la Libération. La question du blocage,
à elle seule, ne justifiait pas la démission. Mais le refus du
blocage se rattachait à la deuxième hausse des salaires,
c'est-à-dire à l'acceptation d'une hausse rapide des prix
avant même le commencement de la
reconstruction
. C'est l'ensemble de cette politique que le ministre de l'Économie
nationale n'approuvait pas.Le ministère des Finances, dont on peut
critiquer les théories mais non méconnaître la solidité et la
qualité technique, a fourni, en un an, un travail considérable.
Emprunt de la Libération, commissions de confiscation, échange des
billets, impôt de solidarité ont été - une fois la conception
globale admise - judicieusement réalisés. L'échange, dont tant
d'experts nous décrivaient à l'avance les insurmontables
difficultés, se déroula sans frottement. Mais quelque jugement que
l'on porte sur elle, cette gestion des finances publiques ne
saurait créer ni les richesses, ni même les conditions favorables à
la création des richesses.
Au point de départ, le gouvernement prit
trois décisions, à peine remarquées à l'époque, dont les
conséquences se prolongent encore: fixation à 200 francs du taux de
change avec la livre, stabilisation des prix industriels,
augmentation de 40% des salaires. En faveur de chacune de ces
décisions, on avançait de bons arguments, mais elles étaient, pour
le moins, mal accordées.
Le taux de change avait pour but de limiter
les achats des soldats anglais et américains en France. Il ne
présentait pas d'inconvénients, disait-on, puisque dans les années
à venir on aurait beaucoup à acheter au-dehors, presque rien à
vendre. À l'expérience, cette décision se révéla fâcheuse. Le taux
de change était à tel point fictif que personne n'y vit autre chose
qu'un expédient provisoire: du coup, toute incitation à lutter
contre la hausse des prix afin de maintenir la valeur de la monnaie
tombait. De plus, dès maintenant la nécessité apparaît clairement
de reprendre les échanges avec l'extérieur. Notre stock de devises
et d'or ne suffira pas longtemps à financer nos achats à
l'étranger, nous avons un intérêt politique autant qu'économique à
figurer de nouveau sur les marchés mondiaux. Or, au taux actuel du
change, nous n'arriverons à exporter qu'en multipliant les primes,
les caisses de compensation et autres instruments du commerce
dirigé. Enfin, il serait lamentable de modifier plusieurs fois la
valeur du franc: or, nous sommes aussi incapables en 1945 qu'en
1944 de préciser la valeur finale de notre monnaie. On s'aperçoit
trop tard que le "taux d'attente" aurait dû être au moins de
l'ordre de 300 francs.
Au moment même où l'on calculait aussi
généreusement la valeur du franc, on décrétait une hausse des
salaires de 40% - hausse pleinement justifiée si l'on considère les
conditions de vie, mais qui, en l'absence de tout accroissement des
marchandises offertes, devait inévitablement peser sur les prix. Au
printemps, une deuxième hausse intervint qui mit les salaires de
1945 à plus du double de ceux de 1944, au-dessus du triple de ceux
de 1939. Certes, les salaires ne sont pas réévalués en proportion
de la hausse des prix. Mais il serait purement démagogique de
laisser croire aux ouvriers qu'ils retrouveront, dans la situation
présente, un niveau de vie comparable à celui qu'ils avaient en
1939. À l'appauvrissement de la nation, aucune classe ne saurait
échapper: seuls quelques profiteurs y parviennent. La deuxième
hausse des salaires aggravait encore l'inflation, c'est-à-dire
l'excédent du pouvoir d'achat sur les produits disponibles. Elle
tendait à ouvrir aux masses l'accès du marché noir, mais elle
aboutissait moins à améliorer le sort du plus grand nombre qu'à
gonfler encore les profits des intermédiaires. Pour l'instant, ce
sont surtout les méthodes du ravitaillement qui commandent les
conditions de vie.
La hausse des salaires, donc des prix,
n'est pas par elle-même une catastrophe. Elle détermine à échéance
la valeur du franc, elle aggrave pour l'avenir l'infortune des
détenteurs de revenus fixes, par suite elle accélère le glissement
au socialisme des petits bourgeois, le radicalisme politique des
masses. De manière immédiate, elle prête à deux objections: il
aurait mieux valu que les prix montent
au fur et à mesure de la reconstruction et non
pas avant
(afin de dévaloriser progressivement les emprunts contractés par
l'État pour la financer). Aussi longtemps que l'on interdit de
tenir compte de toutes les charges supplémentaires des entreprises,
on freine le moteur de notre économie, on encourage les "opérations
sous la table".Dans quelle mesure la stagnation de
l'activité tient-elle à des causes matérielles (comme le manque de
charbon) ou à des causes économiques (comme le régime des prix et
le mécontentement des entrepreneurs et des ouvriers)? Il est
difficile de mesurer exactement l'importance respective des deux
facteurs. En tout cas, il est clair que, si la France continue à
vivre sur son capital et non sur son travail, elle est menacée
d'une catastrophe sans précédent.
Personne ne nie les difficultés de la
tâche. Personne ne prétend que, mis à la place des responsables, il
ferait mieux. Le pays s'est pour ainsi dire installé dans cette
anarchie purulente. Pour l'en sortir, il faudra s'attaquer
simultanément à la production, aux prix, au ravitaillement, aux
méthodes de l'administration économique. Tout au plus se
risquera-t-on à indiquer quelques lignes d'action possible, sur le
plan de la rationalité économique et sur celui de la mobilisation
morale de la nation.
1° Le secteur civil devrait avoir,
aujourd'hui, une priorité absolue sur le secteur militaire. Il est
insensé que l'on fabrique des avions anachroniques et des tanks de
1940, alors que l'on ne parvient ni à nourrir, ni à vêtir
convenablement la population. Il est inconcevable que les effectifs
de la Marine actuelle dépassent ceux d'avant-guerre, c'est-à-dire
qu'il faille autant d'officiers et d'hommes pour une flotte au
moins d'un tiers inférieure. Il est scandaleux que le
ravitaillement doive entretenir presque un million et demi de
rationnaires. Il est absurde que l'on propose, pour les années à
venir, une armée de vingt divisions, dérisoire s'il s'agit de faire
la guerre, accablante pour notre pays exsangue. Il ne suffit pas
que le général de Gaulle transfère aux industries de paix une
partie du charbon affectée aux fabrications de guerre, il faut
qu'il accomplisse une tâche comparable à celle qu'il tenta
vainement - prophète dans le désert - entre les deux guerres, à
savoir adapter notre défense nationale aux exigences de la
technique actuelle et à une constellation mondiale sans précédent.
L'armée de 1939, qu'on s'ingénie à reconstituer, étouffera le pays
sous sa masse sans lui donner ni prestige ni puissance.
2° Il n'est pas question, tant que sévit la
pénurie, de renoncer à la répartition autoritaire des ressources.
Du moins pourrait-on renoncer aux formes inutiles de direction,
laisser jouer l'initiative là où l'État ne juge pas nécessaire
d'intervenir directement. Pourquoi donne-t-on aux entreprises
existantes une situation privilégiée, en subordonnant l'ouverture
de nouvelles entreprises à une autorisation préalable que les
Chambres professionnelles, composées des bénéficiaires du monopole,
ont tendance à refuser? D'autre part, avec ou sans plan, on devra
bien finalement mettre en accord prix de revient et prix de
vente.
3° L'économie française est comparable à
une machine bardée de freins et dépourvue de moteurs. Dans une
économie de type soviétique l'éventail des salaires est infiniment
plus large qu'en France. Le désir de gravir les échelons de la
hiérarchie, l'attente d'une rétribution proportionnée au rendement
incitent en permanence tous et chacun à l'effort. (Si on
transposait en France ce système "égalitaire", les plus favorisés
seraient à coup sûr les ingénieurs et les directeurs des usines
nationalisées.) En même temps que l'égoïsme, l'État soviétique
mobilise l'enthousiasme (émulation socialiste, primes, décorations)
et maintient la menace suspendue sur la tête des responsables
(épuration). Qu'avons-nous de comparable en France? Le seul secteur
où le moteur du profit tourne encore à plein est celui du marché
noir. Les appels au travail que les ouvriers semblent le plus
tentés de suivre, sont ceux des leaders communistes. Est-ce assez?
La leçon est claire: ou bien on laissera libre cours aux mobiles
éternels, intéressés et désintéressés, ou bien, même avec l'arrivée
des matières premières, l'économie stagnera au-dessous du niveau
d'activité indispensable et accessible.
4° Chacun déplore et dénonce la
prolifération indéfinie des administrations publiques,
administrations militaires en tête. Le budget est au coefficient 7
par rapport à 1939. Sans doute l'État s'est-il, entre-temps, chargé
de fonctions nouvelles. Malgré tout, on se demande pourquoi il
serait seul à ne pas être sensible à l'impératif d'économie. Un
nombre croissant de fonctionnaires civils et militaires vit sur un
nombre décroissant de producteurs. On sait trop comment finissent
ces sortes de maladies. Dans la superposition actuelle de trois
administrations - celle de la IIIe République, celle de Vichy,
celle de la France combattante - des coupes sombres sont
possibles.
5° La reconstruction dépend avant tout de
la suppression ou au moins de l'atténuation de la pénurie
fondamentale, le manque de charbon aujourd'hui. Tant que nous
disposerons de 30 millions de tonnes de charbon par an au lieu de
70 avant la guerre, il sera difficile de remonter même au bas
niveau de 1943. Les mesures, techniques et psychologiques,
susceptibles d'accroître la production, relèvent avant tout des
spécialistes. Cependant, c'est un spécialiste, M. Sauvy, qui a
écrit récemment qu'il eût fallu faire "de la famine charbonnière
une question politique, la porter au premier plan de l'opinion, en
dénonçant, avec violence et spectacle, ce fléau public".
On est tenté de généraliser le précepte. Le
gouvernement devrait prendre la nation à témoin de la misère
générale, lui montrer l'abîme dans lequel nous risquons de glisser,
la mettre régulièrement au courant de la répartition des
ressources, des progrès réalisés, des perspectives prochaines.
Avoir un plan des travaux, au moins quelques mois d'avance, donner
l'impression que l'on sait où l'on va, tout cela appartient au
devoir des dirigeants qui n'ignorent pas qu'en s'enfermant dans le
silence, ils se condamneraient à l'échec.
3. Puissance et prestige
Tous les pays libérés, à l'exception de la
France, ont été immédiatement intégrés dans une zone
d'influence.
Par sa position géographique, par les
préférences de la majorité de sa population, la France appartient à
l'univers anglo-saxon ou, pour parler avec Walter Lippmann, à la
communauté atlantique. Mais une minorité de Français, active,
organisée, met ses espoirs dans l'Union soviétique. Cette division
intérieure interdit un choix radical. De plus, le général de
Gaulle, qui n'avait pas obtenu des gouvernements anglais et
américain, avant son retour en France, une reconnaissance pleine et
entière, était peu enclin à se lier trop étroitement à nos Alliés
occidentaux et désirait avant tout renforcer sa position à leur
égard.
Ainsi s'explique le pacte avec la Russie
dont les suites se prolongent encore. En lui-même, ce pacte ne
signifie à peu près rien, puisqu'il est dirigé uniquement contre
l'Allemagne, c'est-à-dire contre une puissance qui, pendant des
dizaines d'années, sera hors d'état de rien entreprendre contre ses
anciens ennemis. Mais la portée de l'accord, la signification que
lui prêta le monde dépassaient de beaucoup la lettre des textes. La
France, à peine libérée par les armées anglo-américaines, signait
son premier traité avec l'Union soviétique, alliée, il est vrai, à
la Grande-Bretagne, mais dont la diplomatie, chacun le sait, suit
sa ligne propre. Que la France ait préféré un traité bilatéral
immédiat à un traité tripartite, même à terme, ne pouvait pas ne
pas être ressenti péniblement à Londres.
On répond, il est vrai, que le traité avec
l'Angleterre n'aurait eu de sens que s'il avait été précédé d'une
entente sur les points discutés: Syrie et zone française
d'occupation en Allemagne. Sans cette entente, le traité n'eût été
qu'un geste symbolique. Mais le traité avec la Russie était-il
davantage? En subordonnant le traité franco-anglais à une entente
complète, on se montrait plus exigeant qu'on ne l'avait été
vis-à-vis de Moscou et on courait le risque d'épaissir encore les
malentendus et la mauvaise humeur qui séparaient Churchill et de
Gaulle pourtant, aux yeux du public, compagnons d'une même
cause.
De plus, un traité franco-russe, qui
prévoyait une action immédiate et automatique contre toute menace
d'agression, engageait la France en faveur d'une certaine
conception des pactes régionaux. Notre pays devenait partisan du
droit de se faire justice à soi-même ou du moins d'assurer sa
sécurité, par ses moyens propres, dans le cadre régional. Encore
une fois, il s'agit là de fictions diplomatiques plus que de
réalité politique. Il n'y a pour l'instant ni agression à craindre
ni organisme international susceptible d'établir et d'ordonner la
paix. Néanmoins, la position prise allait susciter de nouvelles
difficultés au lendemain de Yalta.
La France avait été invitée à être
puissance invitante. Elle demanda la garantie qu'elle ne perdrait
pas, de ce fait, le droit de proposer des amendements (en
particulier pour sauvegarder l'autonomie des pactes régionaux) et
elle suggéra une modification au texte rédigé par les trois Grands.
Cette fois, ce fut la Russie qui, en dépit du traité récent, se
montra intransigeante. Nous dûmes finalement nous contenter du rôle
de puissance invitée et batailler, pendant des semaines, à San
Francisco, pour obtenir à grand-peine ce qu'on nous avait proposé
auparavant.
Ces mésaventures, qui appartiennent au
train quotidien de la diplomatie, importent assez peu en elles-
mêmes mais elles suscitent l'inquiétude. Où va la politique
extérieure de la France? Quels objectifs se fixe-t-elle dans la
période présente?
Le souci primaire du général de Gaulle est
certainement de maintenir l'indépendance totale de la France. Il en
résulte le refus d'intégration à un bloc quel qu'il soit. Il en
résulte aussi le penchant aux initiatives autonomes, depuis le
pacte franco-soviétique jusqu'à l'occupation du Val d'Aoste. Aucun
des trois Grands ne doit être assuré des réactions françaises,
aucun ne doit nous regarder comme un satellite qui obéira
infailliblement aux désirs de son maître (en contrepartie, pour
cette même raison, aucun des trois Grands ne souhaite
particulièrement notre participation aux conférences).
Matériellement nous dépendons surtout de nos Alliés américains. Une
menace "extérieure" à notre indépendance vient donc plutôt de
l'Ouest que de l'Est. Le gouvernement français se trouve amené, par
cette sorte de logique passionnelle, à marquer sa souveraineté
intégrale, sa répugnance aux concessions, surtout à l'égard de ceux
dont il est le plus proche.
En même temps, le général de Gaulle se
tient pour investi de la mission sacrée de maintenir intact
l'héritage français. Plutôt que de céder une parcelle de cet
héritage, par deux fois, à la fin de 1943 et au printemps de 1945,
il n'hésita pas à accepter les dommages d'un violent conflit avec
la Grande-Bretagne.
Politique d'indépendance et de
conservation, mais aussi politique de grandeur. La France doit être
présente partout dans le monde, avoir sa place dans les conseils
internationaux. Sa voix doit être écoutée, qu'il s'agisse de
l'Extrême-Orient ou de l'Europe, du Moyen-Orient, du Rhin ou des
Balkans. Pour retrouver son rang, la diplomatie, certes, ne suffit
pas: la réforme intérieure, l'unité reconquise, la reconstruction
importent autant et plus. Mais c'est au-dehors que notre pays a
chance d'acquérir ce surcroît de force, faute duquel sa prétention
à redevenir une grande puissance resterait vaine rhétorique. On n'a
pas prononcé le mot d'annexion, mais on a beaucoup parlé de séparer
la Rhénanie et peut-être même la Ruhr du Reich. Si, dans
l'administration de ces territoires, la France prenait une part
importance, ne deviendrait-elle pas la grande puissance de
l'Occident européen, capable de réaliser, sur un pied d'égalité,
l'entente avec la Grande-Bretagne qui ferait surgir un troisième
colosse?
Il serait facile et injuste d'invoquer,
contre ces conceptions, les déconvenues que nous avons éprouvées,
la solitude dans laquelle nous nous enfonçons. Au moment de la
crise syrienne, le State Department a donné carte blanche au
Foreign Office et la Russie a exploité l'incident à son profit,
sans se soucier le moins du monde de nos thèses. Les objectifs -
indépendance de la France, restauration de notre puissance -
s'imposent avec évidence aux Français, et ils sont l'immense
majorité, qui ne se résignent pas définitivement à une existence de
satellite. Mais l'accord sur les buts n'implique pas l'accord sur
les méthodes, une appréciation identique de la situation et des
possibilités.
L'indépendance réelle, c'est la liberté
d'action. Or, aucun pays, à l'exception des deux
empires-continents, États-Unis et Russie, ne possède aujourd'hui de
complète liberté d'action. Même la Grande-Bretagne, qui a perdu la
maîtrise des mers, suit inévitablement, dans les circonstances
décisives, les désirs des États-Unis. Quant à notre liberté
d'action, elle est en fait réduite au minimum puisque notre
existence quotidienne est soumise au bon vouloir de nos Alliés.
Même quand nous aurons surmonté la pénurie aiguë, nous continuerons
à dépendre des puissances maritimes, ne serait-ce que pour la
sauvegarde de notre Empire. Nous ne cesserons pas d'être liés à la
Grande-Bretagne en raison de la proximité des territoires et des
possibilités de l'aviation. Mais ce lien est susceptible de se
transformer en dépendance réciproque.
L'indépendance de fait, dira-t-on, est
toujours partielle, mais la souveraineté de droit peut et doit
demeurer totale. Certes, mais il serait funeste sous prétexte de
sauver celle-ci de sacrifier celle-là. Quand on parle, à mots
couverts, des aérodromes ou des ports, ici et là, sur lesquels nos
Alliés auraient des visés, on méconnaît étrangement les données
actuelles du problème. Si les Américains utilisaient un de nos
ports, pendant quelques années, qu'aurions-nous à craindre ou à
perdre? C'est notre pauvreté et la richesse des autres, notre
faiblesse et la force des autres qui réduisent notre marge de
liberté.
Plus on tend, pour demain, à une politique
de puissance, moins on doit se soucier, aujourd'hui, du prestige.
Après la défaite de 1870, la France s'est repliée sur elle-même
pendant près de quinze ans, la Russie fit de même après la
révolution de 1917. À longue échéance, ce qui déterminera notre
avenir, c'est notre restauration intérieure, et non les succès
diplomatiques. Or, dès que l'on met au premier plan de relèvement
matériel du pays, l'amitié américaine apparaît immédiatement
décisive. Les États-Unis, et les États-Unis seuls, sont en mesure
de nous expédier rapidement les matières premières et les machines
qui nous manquent. Entre tous les pays, une course est engagée à
qui recevra la plus forte proportion des immenses ressources que
les Américains sont prêts à mettre à la disposition des terres
dévastées. L'Union soviétique ne considère pas comme au-dessous de
sa dignité de faire appel à l'UNRRA (où nous avons vu une menace
pour notre souveraineté).
On parle avec effroi de l'asservissement
dont "l'invasion" américaine menace notre industrie. Mais notre
industrie est aussi menacée de mort. Et là encore, la condition de
l'indépendance future, c'est d'abord le rétablissement de la
prospérité. Le marché français a, provisoirement, une capacité
suffisante d'absorption pour offrir un certain débouché aux
marchandises américaines, sans que l'industrie nationale en
souffre. Au lendemain de la dernière guerre, l'Allemagne a financé
son expansion et sa rationalisation industrielles à l'aide de
crédits américains. Son indépendance - hélas! - n'en a pas souffert
pour autant.
Notre gouvernement a la tâche ingrate de
sauver - presque sans moyens matériels - nos positions dans le
monde. Mais ces positions sont d'inégale valeur et, au sortir de
quatre années d'Occupation, il se peut que nous soyons contraints à
des sacrifices. Personne n'a le droit, honnêtement, de faire grief
au général de Gaulle de nos mésaventures en Syrie. Dès avant 1939,
notre mandat était impatiemment supporté par l'intelligentsia arabe
et le Colonial Office. Les erreurs et les oscillations de notre
politique avaient miné notre autorité. La défaite, la guerre civile
française de 1941 au milieu du conflit mondial, ont porté un
nouveau coup à notre prestige. Le Proche-Orient est dominé par
l'Empire britannique qui a choisi d'appliquer les méthodes de
"contrôle indirect", incompatibles avec le mandat français.
Probablement la Grande Syrie apparaît-elle, plus ou moins
clairement, comme une possible solution au drame de la Palestine.
Quelles que soient les causes immédiates de la crise finale de mai
1945, rien d'étonnant que l'issue de cette longue "bataille de
position" nous ait été défavorable.
Bien plutôt on se demandera si, connaissant
la situation, les désirs de nos Alliés et nos ressources, il n'eût
pas mieux valu se résigner à l'inévitable. Nous avions, dans le
Proche-Orient, trois sortes d'intérêts: des intérêts stratégiques,
dont la valeur a singulièrement diminué puisque notre force ne
rayonne plus dans le bassin oriental de la Méditerranée, des
intérêts culturels qu'il eût été facile de sauvegarder par des
négociations en 1942 ou même en 1943, des intérêts économiques,
dont le plus important est notre part dans les pétroles d'Irak et
le pipe-line qui aboutit à Tripoli. Là est sans doute l'essentiel.
Mais l'évacuation militaire de la Syrie et du Liban n'impliquait
pas la perte de ces richesses. On répond que le prestige est
indivisible et que, chassés de Damas, nous ne tarderions pas à
l'être de Tunis et de Casablanca. On ne niera pas le retentissement
de l'affaire syrienne à travers cette vaste caisse de résonance que
constitue le monde arabe. Mais il reste à savoir si la modalité
actuelle de l'opération n'est pas la pire de toutes.
Il suffit d'ouvrir les yeux pour voir qu'il
ne subsiste plus de principes en fait de politique internationale
et que, même ou surtout au niveau des trois Grands, la force est
presque le seul argument et le marchandage la règle. En ce monde
dur, un pays comme le nôtre n'a de chance qu'en se concentrant sur
l'essentiel, en acceptant pleinement son rôle, celui d'une
puissance régionale
et non d'une
puissance mondiale
. Or, l'essentiel, pour la diplomatie française, c'est d'abord la
restauration intérieure (et les rapports avec le dehors qu'elle
implique), c'est ensuite la sauvegarde de l'Afrique française
(faute de laquelle notre pays tomberait encore de plusieurs crans
dans l'échelle des nations), c'est enfin le sort de l'Allemagne et
singulièrement de l'Allemagne occidentale. Il n'importe pas tant à
la France que l'Allemagne soit ou non partagée et, en tous cas,
nous n'y pouvons pas grand-chose. Mais il importe au plus haut
point que la Sarre soit rattachée à l'unité économique du pays et
que la Ruhr fournisse chaque année à notre industrie des millions
de tonnes de charbon.Là encore, le succès dépend avant tout du
bon vouloir de nos Alliés occidentaux. Qu'on s'en félicite ou qu'on
le déplore, les zones d'influence sont une réalité. Les demandes
d'un Grand, relatives à la zone d'influence d'un autre Grand,
servent surtout d'objet d'échange dans les négociations. Ce n'est
pas l'alliance avec Moscou qui nous permettra de vaincre une
éventuelle opposition de Londres ou de Washington. Mais, dans une
atmosphère de collaboration, l'appel aux gouvernements et aux
peuples de Grande-Bretagne et des États-Unis n'est pas condamné
d'avance.
Les circonstances offrent au général de
Gaulle une occasion presque inespérée. En Amérique, en
Grande-Bretagne, des hommes nouveaux ont pris en charge la conduite
de la diplomatie. Ni le président Truman ni MM. Attlee et Bevin ne
gardent le souvenir des querelles qui, depuis quatre années,
jalonnent la route des relations entre la France et ses
Alliés.
Saisira-t-on une chance qui risque d'être
la dernière?
4. À pied d'œuvre
Les désillusions de cette longue année
n'ont pas été sans modifier l'état d'esprit de la nation. Le chef
du gouvernement garde une partie de sa popularité, mais ses
ministres n'échappent pas toujours au discrédit. On est déçu que le
ravitaillement ne soit pas, ou ne se soit pas davantage, amélioré,
on est déçu par l'attitude des Alliés et en particulier des
Américains (les enquêtes de l'Institut d'opinion publique en font
foi), on est déçu de la lenteur de la reconstruction, on est déçu
par l'inefficacité d'une administration pléthorique, on est déçu
par les injustices de l'épuration.
Quelle volonté politique résulte de
mécontentement diffus? Il est plus difficile de le dire, même en se
référant aux élections municipales(1).
Les électeurs ont nettement, résolument,
voté pour la Résistance et pour la gauche. Par rapport à 1936, le
glissement est sensible. Les communistes obtiennent, dans les
villes, environ 30% des voix, le parti socialiste maintient ses
positions, mais en perdant sur sa gauche et en gagnant sur sa
droite. Le parti radical est en régression marquée. Le MRP prend
une position relativement importante, mais aux dépens des anciens
partis de droite. (En dépit de tout, un "parti de curés" ne
recueille pas les voix de gauche.) La droite, qui ne s'est pas
remise de Vichy, semble en pleine décomposition.
La Résistance pour laquelle s'est prononcé
le pays, est moins la Résistance au sens étroit des mouvements de
Résistance que la Résistance au sens large, où elle englobe tous
ceux qui ont "résisté" à la fois aux Allemands et à Vichy. On a
fait observer que la Résistance (au sens étroit), quand elle s'est
présentée seule, a recueilli un nombre substantiel de voix. Les
signes de désaffection à l'égard des anciens partis et surtout des
"hommes anciens" ne manquent pas. Ces derniers sont plus d'une fois
battus ou arrivent loin sur les listes quand ils sont élus. Malgré
tout, les partis d'avant-guerre demeurent les forces électorales
décisives.
De manière générale, les préférences des
électeurs allaient, semble-t-il, aux listes d'unité, listes du
Front populaire sous une forme renouvelée. La liste homogène
socialiste, à Lyon, a été écrasée par une liste de coalition. Les
listes d'Union républicaine antifasciste, dominées le plus souvent
par les communistes, ont habilement exploité ce désir d'entente. Le
succès obtenu par le parti communiste s'adresse donc moins,
semble-t-il, à un parti de bouleversement total, différent en
nature de tous les autres, qu'au parti le plus à gauche, le mieux
organisé, dont les titres de Résistance ne prêtent pas au
doute.
Quand on passe du pays aux organisations,
la scène change. Le MLN partagé depuis la Libération entre une
majorité modérée et une minorité extrémiste a fini par se scinder
en deux groupes dont l'un, l'UDSR, devient une sorte d'annexe du
parti socialiste et dont l'autre travaille pour l'unité organique
avec le parti communiste.
La minorité communisante du MLN emploie un
langage violent qui rappelle celui des trotskystes, mais elle
travaille dans le cadre et pour le compte du stalinisme. Elle
conserve au communisme les militants "radicaux" que risquerait de
lasser le "conservatisme" actuel du parti.
La Résistance a ainsi retrouvé pour son
propre compte la distinction entre socialistes et communistes.
Celle-ci est provisoirement dissimulée par le gouvernement
d'unanimité et par la tactique "nationale" du parti communiste.
Mais dans quelle mesure ne se creuserait-elle pas à nouveau, le
jour où les partis de gauche auraient seuls à assumer la charge du
pouvoir?
Quant au gouvernement, on ne saurait dire
qu'il ait été approuvé ou désapprouvé par les électeurs pour la
simple raison que, si chaque parti critiquait tel ou tel aspect de
sa politique, aucun ne rejetait sa politique générale, et que tous
y étaient représentés. Cette fois, comme presque toujours en
France, on a voté non sur des questions relativement précises,
clairement posées au pays, mais selon des préférences coutumières.
Le programme du CNR qui, si imparfait soit-il, aurait pu servir de
discriminateur, a été adopté par tous les partis, du parti
communiste jusqu'au MRP, ce qui achève de le dévaloriser. Il reste
simplement que le pays, en gros, est plus à gauche que le
gouvernement.
Une année après la Libération, la France se
trouve pour ainsi dire à pied d'œuvre. Jusqu'à présent, le général
de Gaulle a monopolisé l'exercice du pouvoir; demain il devra faire
la preuve qu'il est capable de le partager avec une Assemblée élue,
et les partis devront faire la preuve qu'ils sont capables de
collaborer avec le gouvernement ou (et) entre eux. Les moyens
matériels de travail ont jusqu'à présent manqué, mais notre
production de charbon augmente et nous allons en recevoir des
États-Unis, d'Angleterre, d'Allemagne: nous devrons faire la preuve
que nous sommes capables de remettre en marche la machine
économique et de relever nos ruines. Refaire une Constitution et
refaire une industrie, toutes les tâches s'imposent en même temps
et avec une égale urgence.
L'héritage de cette première année, des
désillusions accumulées, est lourd, il n'est pas insurmontable. La
nation demeure prête à suivre celui qui, il y a cinq ans, à l'heure
du désastre, l'a appelée au combat et lui a rendu l'espoir, mais
elle ne le suivra pas aveuglément.
Hier, à une écrasante majorité, la nation
anglaise a préféré un programme à un homme, en dépit de la grandeur
de l'homme et des services éclatants qu'il avait rendus à la patrie
et à l'humanité. Le conflit en France n'est pas encore inévitable
mais, pour justifier sa présence au pouvoir, le général de Gaulle
ne peut se borner à l'expédition des affaires courantes; il lui
faut réaliser des réformes profondes, dont on estime incapables les
gouvernements ordinaires. Jusqu'à présent, il ne les a pas
accomplies.
Que le général de Gaulle consente à
gouverner moins avec ses compagnons de lutte et davantage avec les
parlementaires, qu'il facilite la tâche de ceux des partis de
gauche qui s'efforcent pour le soutenir. Qu'il n'oublie pas que,
pendant des années, les tâches prosaïques de l'administration
l'emporteront inévitablement sur la grande politique. Qu'il propose
réellement un programme et prenne la tête de l'irrésistible
mouvement qui entraîne tous les peuples du continent vers des
expériences sociales avancées.
Il n'est pas plus impossible, mais il n'est
pas plus facile, de rétablir la confiance entre le gouvernement et
les partis qu'entre la France et ses Alliés.
20 août 1945.
(1)
Les remarques suivantes se fondent sur les
résultats des élections municipales dans 957 communes de plus de
4.000 habitants. Sur ces 957 municipalités, les communistes ont
obtenu la majorité dans 171, les communistes et socialistes joints
dans 134, les socialistes seuls dans 153, les radicaux dans 55, la
gauche sans prédominance d'un ou deux partis dans 164 (sans compter
137 municipalités occupées par des résistants sans appellation
politique). En revanche, si l'on considère les 36.000 communes de
France, les radicaux-socialistes arriveraient en tête avec 6.436,
la Fédération républicaine et l'URD viendraient ensuite avec 5.694,
puis les Républicains de gauche et l'Alliance démocratique avec
6.574, les socialistes n'en obtiendraient que 4.115, les
communistes 1.413, les indéterminés 4.958.
Faut-il conclure à une opposition entre
villes avancées et campagnes modérées? Ou croire que la statistique
de 957 grosses communes importe seule ou, au moins, beaucoup plus
celle de 36.000? Nous n'hésitons pas à choisir la seconde
hypothèse.