Questions du communisme
Confluences
Hiver 1947
Questionnaire
Il n’est plus possible à un homme lucide de
n’être pas frappé de la décomposition du monde actuel et du
bouleversement de la hiérarchie des valeurs. Cette prise de
conscience amène tout être pensant à se poser la question du
communisme.
À l’absurde économique, au désordre spirituel,
à l’injustice, le communisme propose des remèdes. À la plupart
d’entre nous, intellectuels, il est apparu que:
«Tout ce qui n’est pas révolution est pire
qu’elle»
(Malraux),apportait déjà un élément de réponse,
c’est-à-dire, que nous le voulions ou non, que nous le sachions ou
non, que notre sort est lié à celui du parti qui défend les
intérêts du prolétariat.
Mais d’obscures réticences retiennent certains
d’adhérer, malgré cette conscience, au parti communiste. Ce sont
elles que je me propose d’expliciter ici, et ce sont elles que je
vous demande d’expliquer ou de réfuter.
1° Il n’y a sans doute rien à retrancher à la
critique marxiste de l’économie capitaliste ni à la critique
révolutionnaire de la morale bourgeoise. Mais cette adhésion
doctrinale entraîne-t-elle nécessairement une adhésion
politique?
Malraux, dans
L’Espoir,
pose la question:
«Le gain que vous apporterait la libération
économique, qui me dit qu’il sera plus grand que les pertes
apportées par la société nouvelle, menacée de toutes parts, obligée
par son angoisse à la contrainte, à la violence, peut-être à la
délation?»
Mais, dès lors, n’y a-t-il pas d’équivoque?
Certains ne prennent-ils pas trop facilement pour une adhésion au
communisme ce qui n’est que refus du monde?
2° Ceux dont nous nous réclamons furent
dreyfusards. La vérité leur apparaissait importer plus que toute
autre valeur, plus que l’ordre, plus que le pouvoir établi.
«Le mensonge est la lèpre de l’âme.»
(Marc Bloch.)Ils ont toujours estimé que le pire crime était
de se rendre coupable de mensonge et que la moindre concession dans
ce domaine pervertissait l’action. L’action, aujourd’hui, c’est
l’édification d’une société plus juste. Pour elle doit-on consentir
à accepter occasionnellement de déformer la vérité ou même
seulement de la taire? Doit-on accepter, à certains moments précis,
de soumettre sa conscience et son expression à une telle
discipline? Le communisme exige-t-il cette soumission?
Si oui:
«Suis-je tombé dans ce
dilemme inacceptable?(1),
demande J.-P. Sartre: trahir au nom de la
vérité les intérêts de la classe opprimée ou trahir la vérité pour
servir le prolétariat.»
Dilemme? Ne peut-on pas considérer que la
révolution est la vérité, et que le mensonge ne peut être que
contre-révolutionnaire? Dans l’histoire, le mensonge n’a-t-il pas
toujours été au service de la réaction, et la vérité n’a-t-elle pas
été toujours l’arme la plus efficace de la révolution?
3° À côté de la notion de vérité, une autre
question se pose: celle de la liberté. C’est encore à partir de
J.-P. Sartre que nous pourrons vous interroger:
«Cette théorie (le matérialisme) qui nie
radicalement la liberté de l’homme est devenue l’instrument de sa
libération le plus radical.»
Pour le marxiste, il n’y a pas de liberté sans
liberté économique, et l’existence du capitalisme supprime cette
liberté pour la grande majorité des hommes. Faut-il, pour accéder à
la liberté économique, sacrifier les autres libertés?
Si oui, pouvons-nous souhaiter une société dans
laquelle les libertés qui ont fourni, de Retz à Robespierre et aux
Communards, de Washington à Lénine, les moteurs essentiels de la
révolte, le mobile et le but de l’action, risquent d’être
compromises? Retz a justifié par son hostilité aux lettres de
cachet les intérêts de classe qui le firent diriger la Fronde. Les
Révolutionnaires de 89 ont accordé une importance extrême à la
prise de la Bastille. Lénine n’a jamais cessé de protester contre
la peine de mort. Doit-on faire taire cette permanente
revendication de l’homme?
4° Peut-on accepter ce sacrifice pour un temps
limité, s’il s’avère nécessaire à la destruction plus immédiate de
l’injustice sociale?
5° Plus immédiate… Ceci encore nous incite à
vous poser, à nous poser, une nouvelle question.
Gabriel Péri
est mort pour qu’il y ait «des lendemains qui
chantent». Cette dernière proclamation d’un homme mort pour la
libération de son Pays et pour le triomphe de ses idées est lourde
de sens. Il acceptait de mourir pour un avenir qu’il ne connaîtrait
pas. Certes, ceux d’entre nous qui ont résisté, ont accepté en
conscience de risquer leur vie pour une libération qu’ainsi ils
n’étaient point assurés de voir. Est-ce à dire que nous sommes en
droit d’engager des hommes à se sacrifier pour un hypothétique
avenir, que nous acceptons qu’à une métaphysique de l’éternité
succède une politique de l’éternité? Est-ce à dire que nous pouvons
engager l’existence d’une génération pour la libération des
suivantes? Ne risque-t-il pas d’y avoir là une de ces élisions qui
ont périodiquement marqué l’histoire?
Nous espérons que l’exposition claire de
certains problèmes, que leur énoncé sans ambiguïté ni élision
contribuera à faciliter les prises de conscience. Il ne faut céder
ni à un orgueil que rien ne justifie, ni à une absurde humilité.
Notre condition intellectuelle nous fait un devoir de nous poser à
fond ces questions. La tradition sceptique est trop importante en
France pour que nous puissions avoir la prétention d’y répondre
définitivement.
Je me suis adressé à un nombre égal de
communistes et de non-communistes, parmi lesquels des
existentialistes pour qui la liberté constitue la vocation
essentielle de l’homme. Je veux penser que, dans l’intérêt de la
vérité et de la clarté, tous répondront et qu’ainsi cette enquête
marquera un moment important dans la recherche intellectuelle
française.
Roger Stéphane.
Raymond Aron
Vous n’ignorez pas que, par la manière dont
on pose les questions, on engage toujours plus ou moins les
réponses. Le texte de votre questionnaire ne manque pas à cette
règle; il présente, cependant, cette particularité de ne pas
conduire à un oui ou à un non résolu, mais au déchirement et à
l’angoisse. Car vous suggérez à la fois, que «tout ce qui n’est pas
révolution est pire qu’elle» et que la révolution pourtant est
difficilement acceptable, dans la mesure où elle exige le
consentement au mensonge et la renonciation, au moins provisoire, à
la liberté.
Votre thèse implicite revient, au fond, à
la formule banale: l’accord sur la fin avec les révolutionnaires
(j’entends les communistes) et le désaccord sur les moyens. Il est
étonnant que l’on répète cette platitude sans même se demander si
elle n’est pas en elle-même contradictoire. Quelle est la fin des
communistes avec laquelle on est d’accord? La socialisation des
moyens de production? La société sans classe? La paix et le bonheur
des hommes sur la terre? La socialisation des moyens de production
n’implique pas la prise du pouvoir par le parti communiste et,
considérée en elle-même, comme la substitution d’un mode de gestion
à un autre, elle ne s’impose pas avec évidence. Les arguments
techniques pour ou contre ne manquent pas. Un tel objectif n’a
aucune chance de faire l’unanimité des bonnes volontés. Quant à la
paix et au bonheur des hommes, à la rigueur, chacun s’en
déclarerait partisan (cela ne tire pas à conséquence), mais cet
état idyllique n’est assuré, d’après la doctrine même des
communistes, qu’une fois l’humanité tout entière unie, parvenue, au
delà de la Révolution, à la société sans classe. Laissons l’idylle
et prenons la société sans classe. S’agit-il là d’une fin propre à
rallier tous les enthousiasmes? À aucun degré, si l’on veut bien
réfléchir un instant. Quel que soit le mode de propriété, une
société comporte et comportera toujours une minorité qui occupe les
postes de commandement et une grande masse qui exerce les fonctions
subordonnées. Supprimer les classes, en supprimant la propriété
privée des instruments de production, est parfaitement possible.
Mais, devenus propriété collective, les instruments de production
continuent d’être, en fait, gérés, dirigés par le petit nombre. Le
pouvoir que ce petit nombre – appelons-le la couche bureaucratique
– détient sur ses semblables est infiniment plus grand que celui
des capitalistes ou des dirigeants de l’État en régime capitaliste.
Car, après la suppression de la propriété privée et des classes (au
sens capitaliste), il y a confusion totale du pouvoir politique et
du pouvoir économique. Les mêmes hommes possèdent l’un et l’autre,
les mêmes hommes commandent à l’armée, à la police, à
l’organisation des usines et au taux des salaires. Les mêmes hommes
donnent et reprennent le pain et le travail, déterminent et
l’action et la pensée de leurs sujets. Autrement dit, les
conditions fondamentales, indispensables à une société sans classe,
sont aussi les conditions fondamentales, indispensables à une
tyrannie parfaite, tyrannie auprès de laquelle l’absolutisme d’un
Louis XIV ou même le despotisme des souverains asiatiques paraît
une pâle réplique. Je ne dis pas qu’une société sans classe sera
nécessairement
une tyrannie de type stalinien, je dis qu’elle
peut
en être une.Bien plus, si la révolution est accomplie
par le parti communiste, il y a une quasi certitude de tyrannie
prolongée. En effet, le but que se propose le parti communiste,
celui d’après lequel il convient de le juger, celui qui détermine
les moyens qu’il emploie, ce n’est aucun de ces objectifs
sentimentaux et vagues qu’invoquent les bonnes âmes pour
s’attribuer une parenté d’inspiration ou de volonté avec les
communistes, c’est tout bonnement le monopole du pouvoir. Monopole
du pouvoir à l’intérieur de chaque pays, monopole du pouvoir dans
le monde. Pour y parvenir, il faut, évidemment, recourir aux
procédés de guerre et liquider les adversaires. Et c’est pourquoi
le monde dans lequel nous vivons connaîtra peut-être des
armistices, plus ou moins durables, à l’intérieur ou à l’extérieur,
mais pas de paix. Le communisme est, par essence, un mouvement de
guerre, puisqu’il tend à un monopole du pouvoir qu’il peut
conquérir par la ruse et la force, mais pas autrement. C’est
pourquoi également, à mon sens, tous les propos sur la cohabitation
paisible des deux univers sont peu convaincants. Il reste que la
faiblesse relative de la Russie rend probable un armistice assez
long.
Du coup, la fameuse contradiction entre
fins et moyens disparaît. Les marxistes ont raison de rappeler
qu’il y a une solidarité dialectique entre la fin et les moyens,
mais les communistes et plus encore les non-communistes devraient
s’apercevoir que la qualité des moyens communistes juge la qualité
de la fin communiste. L’usage incessant de la violence, du
mensonge, la mise au pas des militants et des pays occupés, tout
cela est l’image fidèle du but auquel tendent les communistes: le
monopole du pouvoir pour le parti, libre de modeler à sa guise la
société future. On s’explique également pourquoi les communistes
pourchassent avec le maximum de cruauté ceux qui, en théorie, sont
les plus proches d’eux, les socialistes, les libéraux de gauche.
Ils les utilisent cyniquement à l’intérieur des fronts populaires
et des partis d’unité d’action, ils les liquident radicalement
quand ils ont le pouvoir. Il importe avant tout qu’aucun autre
groupe ne soit en mesure d’offrir aux masses la promesse de
réaliser les tâches historiquement nécessaires. Il faut que le
parti communiste et sa dictature apparaissent comme la seule voie
d’accès vers l’avenir.
Vous m’objecterez que le monopole du
pouvoir n’est pas, pour le parti communiste, une fin, mais un moyen
de réaliser ensuite une société sans classe. Sans doute, mais
réfléchissons un instant sur la signification de cette prise du
pouvoir dans un pays comme la France, sur la nature de cette
société sans classes dont la Russie soviétique nous offre un
premier modèle.
À la manière de tant d’intellectuels
français, vous parlez volontiers de Révolution, comme pour
conserver à ce mot sa résonance romantique. Mais il n’y a pas de
Révolution en soi, il y a des révolutions. Il n’y a pas d’autre
parti révolutionnaire, entendons-nous de tous les côtés, que le
parti communiste. Il en résulte donc que la seule révolution
concevable dans la France actuelle serait celle dont le parti
communiste assumerait la direction. Or, dans la division actuelle
de l’univers, l’arrivée au pouvoir du parti communiste équivaut, en
soi et, en tout cas, aux yeux des autres, à une expansion de la
zone soviétique. Le jour où la France serait gouvernée par le seul
parti communiste, Grande-Bretagne et États-Unis en concluraient
immédiatement que l’Armée Rouge est, par personnes interposées, à
Calais, à Brest et à Dakar. Les pays anglo-saxons ont fait la
guerre pour éviter que l’armée brune n’occupe ces positions
stratégiques. Ne la feraient-ils pas à nouveau pour en chasser
l’Armée Rouge?
Cette constellation, m’objecterez-vous,
n’est pas définitive. Il se peut que l’un ou l’autre des deux blocs
se désagrège et que, par suite, la France retrouve une certaine
marge d’autonomie. C’est possible, en effet, encore que cette
éventualité, dans la phase de l’armistice actuel, paraisse
improbable. Mais supposons, pour les besoins du raisonnement, que
la France soit effectivement libre de ses actes. La révolution
communiste répondrait-elle aux vœux des Français, à la mission
historique de la France?
Ouvriers et paysans français, même ceux qui
votent pour le parti communiste, tous ceux qui observent sans
passion la Russie le savent bien, ne supporteraient pas la rigueur
et la discipline du système soviétique. Ils y voient une patrie
spirituelle parce qu’ils ignorent la réalité et qu’on leur inculque
un mythe. Il suffisait d’interroger, à leur retour, les prisonniers
français qui avaient passé par la Russie. Non que la Russie
nouvelle ne soit à certains égards admirable. Mais elle est
admirable comme bâtisseuse de pyramides, non comme achèvement des
espoirs humanistes ou des rêves de 1848. La société russe actuelle
est aussi inégalitaire (encore que d’une autre façon) que les
sociétés capitalistes. Elle est beaucoup moins libérale. Elle ne
connaît pas et ne veut pas connaître les droits de la personne.
Bien loin d’être une démocratie au sens occidental du terme, elle
n’a pas même atteint le stade de «l’État de droit». L’individu n’a
ni sécurité, ni liberté de se déplacer, de parler ou d’écrire. Il
est livré sans défense à une police omniprésente, exposé sans cesse
à la déportation (il y a des millions de Russes dans les camps). On
attend de lui travail et acclamations. Si telle est l’image de la
société de l’avenir, disons qu’il y a du moins «pire que l’absence
de révolution».
Les uns diront que la forme prise en Russie
par la société post-capitaliste tient à l’héritage de la Sainte
Russie, d’autres insisteront sur le retard de l’outillage russe et
l’accroissement rapide de la population qui maintiennent le niveau
de vie très au-dessous de celui des pays capitalistes, d’autres
accuseront Staline et le stalinisme et dénonceront l’exploitation
des masses russes par la caste bureaucratique. Si nous entrions
dans cette discussion, cette réponse deviendrait une longue
étude.
Je voudrais répondre seulement à
l’objection qu’on ne manquera pas de me faire: la révolution
communiste en France serait tout autre chose qu’en Russie. J’ai
déjà entendu ce genre d’arguments à propos de l’antisémitisme, du
fascisme (cela ne peut pas arriver en France…). L’expérience aurait
dû instruire, mais l’analyse historique suffit. Une révolution du
type communiste, dans un pays de 40 millions d’habitants, obligé
d’acheter au dehors la plupart de ses matières premières, exige
l’élargissement du cadre national. La France révolutionnaire
devrait se rattacher à un espace plus large. Dans la constellation
mondiale, à qui pourrait-elle se rattacher sinon à l’Union
soviétique?
Au cours de la phase historique présente,
l’obsession de la Russie soviétique n’a d’autre résultat que de
freiner et peut-être d’empêcher la réalisation des tâches qui
s’offrent à la France dans l’Europe occidentale. Considéré dans une
perspective plus large, le communisme, c’est-à-dire la volonté d’un
parti de conquérir le pouvoir total et de plier l’humanité entière
à sa volonté discrétionnaire, tend à donner à la société
post-capitaliste le caractère le plus tyrannique.
Cela dit, je vous accorde volontiers que la
société actuelle est pleine d’injustice et de désordre (encore que
ces formules, peu marxistes, gagneraient à être précisées). Je vous
accorderais moins volontiers qu’il n’y a rien à ajouter ou à
retrancher à la critique du capitalisme par Marx. Pour prendre ici
un seul exemple: on avait annoncé la paupérisation de la classe
ouvrière, le niveau de vie de celle-ci a augmenté, en régime
capitaliste, avec l’expansion des forces productives, de telle
manière que dans la confrontation des États-Unis et de la Russie,
c’est le capitalisme qui représente la richesse et le communisme la
pauvreté. En réalité, un siècle après, la critique marxiste a
besoin d’être remise à jour.
Je vous accorde, enfin, que le capitalisme
libéral, celui du XIXe siècle, est mort. Mais quel observateur de
bon sens ne le reconnaîtra pas? Le problème n’est plus de choisir
pour ou contre le capitalisme, mais de déterminer le caractère du
régime qui lui succédera. L’idéologie communiste a essentiellement
pour fonction de camoufler ce problème décisif, de favoriser le
pouvoir absolu du parti, sous prétexte de société sans classe. À
l’origine, le marxisme, critique des aliénations, était animé par
la farouche volonté de percer à jour les illusions avantageuses,
les idées démenties par les faits, de montrer aux hommes la réalité
de leur expérience, de leur existence. Aujourd’hui le marxisme,
manié par les communistes, est devenu une idéologie de
justification et de dissimulation. Ni la Russie, ni l’action réelle
des partis communistes ne ressemblent à la représentation qu’on
nous en donne. La critique des aliénations est à reprendre contre
tous, y compris ceux qui l’utilisent complaisamment à leur
profit.
(1)
C’est moi qui souligne. R.S.