L'Université en suspens. Instrument
politique?
Le Figaro
27 février 1969
De tous les débats suscités par la loi
d'orientation, celui qui portait sur la politique à l'Université
souleva les polémiques les plus vives. Mais, en fait, les
parlementaires, à peu d'exceptions près, abordèrent à peine les
vrais problèmes (1).
De toute évidence, les étudiants se
passionnent pour les doctrines politiques, ils adhèrent à des
partis, ils organisent des réunions. Que les réunions aient lieu à
l'intérieur ou à l'extérieur des bâtiments publics me paraît sans
véritable importance: mieux vaut ne pas donner prétexte à une
revendication approuvée par la plupart des étudiants, en maintenant
une interdiction qu'aucune autorité, dans le climat actuel, ne
parviendrait à faire respecter.
Seuls les naïfs, ou plutôt les faux naïfs,
ramènent le débat à l'alternative innocente des réunions "à
l'intérieur ou à l'extérieur des bâtiments officiels". Il s'agit de
bien autre chose, et il s'agit de l'essentiel: de la vocation
propre à l'Université, dont les relations enseignants-enseignés en
même temps que les relations des uns et des autres à la politique,
constituent l'expression réelle et symbolique tout à la fois.
Que disent les révolutionnaires de la
nouvelle gauche? Que toute Université reflète la société à laquelle
elle appartient et que, par conséquent, la réforme de l'Université
passe par la transformation radicale de la société elle-même.
L'ordre social résulte d'une violence cristallisée en institutions.
L'Université ne se sépare pas de ces institutions violentes. De
quel droit échapperait-elle à la contestation qui vise tout le
système établi?
De cette sorte de philosophie, les sectes
rivales dégagent diverses doctrines: les enragés en tirent la
conséquence que la révolution sociale doit précéder la réforme
universitaire; ils refusent la loi d'orientation et continuent
d'inspirer les comités d'action et les commandos d'intervention.
Les demi-enragés, les communistes, acceptent de jouer le jeu, de
présenter des candidats, d'appliquer la loi d'orientation en vue de
la dépasser. Enfin, les réformistes, du style de M. Alain Touraine,
ont inventé, avec beaucoup d'ingéniosité, une doctrine étrange
selon laquelle l'Université figurerait, en tant que telle,
l'opposition à la technocratie.
Les enragés qui insistent sur la violence
originelle de tout ordre social ne nous apprennent rien que la
lecture des philosophes classiques ne nous ait enseigné depuis
longtemps. Mais ce qui vaut pour l'ordre social d'aujourd'hui en
France vaut exactement de même pour l'ordre social d'Union
soviétique et de Cuba, comme pour celui de la France de demain.
Aussi longtemps que les enragés se bornent à dénoncer le régime
actuel sans le comparer à un autre régime, ils demeurent
irréfutables et insignifiants.
La dépendance de l'ordre universitaire par
rapport à l'ordre social, à un niveau élevé d'abstraction, ne prête
pas davantage au doute. Mais le contenu de la culture scientifique
ne change pas avec le régime économique et social. Il n'y a pas
plus de mathématique ou de physique soviétique, maoïste ou
castriste qu'il n'y avait de mathématique ou de physique aryenne.
Même la culture humaniste et les sciences sociales, plus
influencées que les sciences naturelles par le contexte historique,
gardent une certaine autonomie par rapport aux luttes de classes et
d'idéologies. Les extrémistes qui présentent l'université libérale
asservie au capitalisme reviennent, sans même en prendre
conscience, aux pires aberrations du stalinisme.
Dira-t-on que l'Université prépare les
cadres dont la société a besoin? Évidemment oui: en tout pays, quel
que soit le régime, une Université qui ne préparerait pas les
étudiants à remplir des fonctions socialement utiles manquerait à
ses devoirs. En France, les facultés de sciences et surtout de
lettres méconnaissent partiellement ce devoir. Elles préparent,
avant tout, les étudiants au métier d'enseignant; de ce fait, elles
lancent dans la vie des dizaines de milliers de diplômés exposés au
risque de chômage, mal équipés pour toute profession extérieure à
l'
alma mater
Selon les pays, la part de la culture
humaniste et de la culture scientifique, la répartition de la
main-d'œuvre entre les métiers varient entre certaines limites.
Mais la thèse selon laquelle la révolution conditionne toute
réforme universitaire méconnaît des évidences: le contenu du savoir
d'une époque, la plupart des professions ne changent pas avec la
propriété collective des instruments de production. Qu'ils
enseignent le français, les mathématiques ou la médecine, les
professeurs accomplissent une tâche nécessaire, demain aussi bien
qu'aujourd'hui. Les révolutionnaires qui cherchent à leur donner un
sentiment de culpabilité en les traitant de valets du capitalisme
appliquent une technique de subversion et ne croient pas eux -mêmes
à leurs sornettes.
Les thèses réformistes du "pouvoir
étudiant", partiellement reprises par le gouvernement, appellent
une autre discussion. Les universités des pays socialistes
comportent une organisation plus autoritaire que les vieilles
universités de République fédérale ou de France. Les étudiants,
considérés comme des privilégiés, admis après une sélection sévère,
ne se livreraient pas longtemps aux fantaisies que tolère la
"violence institutionnalisée" des sociétés libérales. Seuls les
pays d'Amérique latine pratiquent depuis longtemps la cogestion.
Malheureusement, la société y a mieux résisté au pouvoir étudiant
que la qualité des études. Les facultés françaises
résisteront-elles au pouvoir étudiant, même limité, qu'instaure la
loi d'orientation? Espérons-le, il reste que ceux qui veulent
abattre la société en passant par la révolution universitaire ont
de meilleures raisons de se réjouir que les Français simplement
soucieux de l'avenir de la science et de l'enseignement.
J'en viens enfin à la dernière doctrine, la
plus saugrenue, même en une époque aussi fertile en utopies que le
printemps de 1848: l'Université, opposition de sa Majesté la
technocratie. Que des professeurs, des intellectuels, des étudiants
manifestent leur hostilité aux gestionnaires des entreprises ou de
l'État, bien sûr. Mais en quoi les professeurs de latin,
d'allemand, de biologie ou de mathématiques ont-ils qualité ou
compétence pour faire figure d'opposition au pouvoir technocratique
ou non? Comment l'Université collectivement pourrait-elle
représenter un groupe de pression idéologique? En un régime
pluraliste, le corps professoral n'a en commun que des intérêts
professionnels. En se vouant à l'action révolutionnaire, le
S.N.E.Sup. contribue de son mieux à l'affaiblissement de
l'Université. Peut-être finira-t-il par ébranler aussi la société.
Il se peut aussi qu'un jour ou l'autre l'État invite ses
fonctionnaires à ne pas dépasser certaines bornes. Mais nous n'en
sommes pas encore là et il reste encore de beaux jours pour les
trublions des amphithéâtres.
N'importe quel savant ou chercheur, dans
son domaine propre, est ou devrait être critique de l'état actuel
du savoir, critique de lui-même et de ses idées. L'universitaire,
comme l'intellectuel, incline souvent, par équation
professionnelle, à la critique de l'ordre social. Mais, en ce cas,
il ne possède, en tant que tel, ni compétence ni autorité
particulières. Physicien ou géographe, mathématicien ou sociologue,
il parle mieux, mais il ne déraisonne ni plus ni moins que
l'entrepreneur ou le syndicaliste.
Que l'Université soit critique parce que
l'on y discute de tout, sans doute. Mais ceux qui attribuent à
l'Université une vocation révolutionnaire à l'égard de l'ordre
social compromettent l'accomplissement de leur tâche de savant ou
de professeur. Qu'ils représentent seulement 10 ou 20% du corps
enseignant, il se peut: le pourcentage ne mesure pas leur
importance. Nombreux parmi les jeunes assistants et
maîtres-assistants, ils servent parfois d'intermédiaires entre
étudiants et professeurs, mais parfois aussi ils s'interposent
entre eux et aggravent les tensions.
Déjà, comme en d'autres pays, le professeur
exposé à la colère des étudiants en raison de ses opinions
recueille en privé, mais non plus en public, les assurances de
solidarité de ses collègues. Une Université politisée met en péril
la liberté de parole. Il faut un aveuglement volontaire aujourd'hui
pour ne pas discerner le péril: en une période pareille,
l'aveuglement sert de refuge à la prudence ou à l'habileté.
(1)
Voir Le Figaro des 24, 25 et 26 février.