Le parti communiste a-t-il trahi la
Révolution?
Le Figaro
5 août 1968
Au cours de la campagne électorale, le
parti communiste a subi un double assaut: les gauchistes, P.S.U.,
trotskystes, maoïstes, castristes lui reprochaient d'avoir empêché
la révolution et soutenu le gouvernement; ce dernier le dénonçait
comme l'instigateur d'une entreprise subversive visant à établir en
France un régime totalitaire. Lequel de ces deux discours disait le
vrai? Ou bien tous deux le disaient-ils?
Les observateurs s'accordent à reconnaître
que le parti communiste n'a aucune responsabilité aux origines de
la crise. Hostile à Cohn-Bendit et au
Mouvement du 22 mars
, il a déclenché une grève générale d'un jour, le lundi 13 mai,
officiellement pour protester contre les "brutalités policières".
Il ne se proposait pas, à cette date, de poursuivre l'agitation.
Les premières occupations d'usines, d'après tous les témoignages,
n'ont été ni voulues ni ordonnées par la C.G.T. Il semble également
- et là encore il n'y a guère de controverse - que parti communiste
et C.G.T. aient, les 18 et 19 mai, multiplié les grèves (chemins de
fer, transports parisiens) et les occupations d'usines, non pour
abattre le "pouvoir personnel", mais pour garder le contrôle des
masses ouvrières. Que C.G.T. et parti communiste aient été débordés
par leurs troupes ou qu'ils aient, cédant à la panique, répandu les
passions et les violences qu'ils voulaient modérer, il se peut.
Rien ne permet de leur imputer un projet proprement insurrectionnel
avant les accords de Grenelle.Une seule incertitude subsiste: les
ouvriers de Renault ont-ils rejeté spontanément les accords de
Grenelle, ou bien des émissaires du parti communiste les ont-ils
incités à répondre par des huées aux propos de M. Seguy? Il semble,
aujourd'hui, qu'une fraction au moins du bureau du parti communiste
ait cédé à la tentation: le régime apparaissait presque moribond,
les grèves paralysaient la vie de la nation. Pourquoi ne pas
envisager un "gouvernement populaire", autrement dit un
gouvernement dirigé par M. Mendès-France ou M. Mitterrand, mais
avec une participation communiste. Il reste, à supposer que cette
hypothèse soit conforme aux faits, que le bureau politique du parti
communiste a renoncé à son projet de subversion des 27-29 mai dès
que le général de Gaulle eut prononcé un discours de quatre
minutes. Velléités, en ce cas, plutôt que volonté. Ou, si l'on
préfère, le parti communiste espérait peut-être participer au
pouvoir tombé en déshérence; il n'a pas pris le risque de la prise
du pouvoir, selon la technique révolutionnaire de 1848 à Paris, ou
de 1917 à Moscou ou à Leningrad. Ce refus de l'insurrection
équivaut-il à la trahison de la cause révolutionnaire? Résulte-t-il
de l'accord implicite entre l'Union soviétique et les États-Unis
sur les zones d'influence, entre le parti communiste et le régime
gaulliste? Que les hommes du Kremlin n'éprouvent pas d'hostilité à
l'égard du général de Gaulle, personne n'en doute. Que le parti
communiste n'ait pas lancé ses troupes à l'assaut des bâtiments
publics, à la fin du mois de mai, qui pourrait le nier?
Mais, au rebours de ce qu'affirment les
enragés, la possibilité de cette prise révolutionnaire du pouvoir
demeure, pour le moins, indémontrée. Ni la masse anticommuniste du
peuple français ni le monde extérieur n'auraient accepté
passivement un coup de main qui risquait de bouleverser l'ordre
européen, voire l'ordre mondial. La volonté du parti communiste de
n'arriver au pouvoir que par une voie légale ou semi-légale
n'équivaut pas encore à un abandon de l'espoir révolutionnaire:
elle s'inspire d'une analyse de la conjoncture que les enragés
peuvent mettre en question, mais que la plupart des observateurs
jugent exacte.
De son côté, le gouvernement a parfaitement
raison de concentrer sa propagande sur le parti communiste, même si
la police, elle, concentre son action sur les groupuscules
révolutionnaires. Dans la brèche qu'ouvrent ces derniers, le parti
communiste s'engouffrerait.
Les trotskystes ou maoïstes peuvent
détruire les institutions fragiles comme l'Université, ébranler, en
des circonstances favorables, l'État lui-même. Ils ne peuvent
exercer le pouvoir. Les enragés demeurent des trublions, dangereux
il est vrai, contre lesquels se forme l'alliance du parti
communiste et du gouvernement. Mais il ne suffit pas d'un ennemi
commun pour sceller une alliance solide.
Cette alliance gaullo-communiste, évoquée
par tant de commentateurs, ne donne guère de garantie ou de
sécurité ou pouvoir. Elle ne comporte, en effet, de la part des
communistes, aucun souci du bien commun dans le cadre du régime
capitaliste. Le parti communiste n'achèverait sa conversion à la
social-démocratie qu'à trois conditions: une réforme intérieure qui
renouvellerait une structure encore presque stalinienne, une
indépendance réelle par rapport à Moscou, dont les signes tardent à
se manifester, un sens des responsabilités à l'égard de la
prospérité économique de la nation. Or, si, au cours des événements
de mai, le parti communiste a refusé l'aventure, il n'a nullement
mené son action à la manière des syndicats anglais ou
ouest-allemands. Harcelé sur sa gauche, il n'a réussi à se
maintenir qu'en généralisant les grèves et en aggravant la crise.
Prisonnier de son vocabulaire et de son projet, en dernière analyse
révolutionnaire, il a joué un rôle caractéristique de la comédie
révolutionnaire tout entière. Il refusant l'insurrection et, pour
un peu, il l'aurait déchaînée malgré lui.
De toutes les leçons que certains tirent
des événements de mai, la plus déraisonnable rencontre le plus de
succès parmi les intellectuels de gauche. La révolution avortée
aurait démontré qu'une révolution redevenait possible en France
sans le concours et même malgré l'opposition du parti communiste.
Affirmation strictement arbitraire. Ce qui a été possible hier et
peut-être demain (à la condition improbable que le gouvernement se
laisse surprendre une deuxième fois), c'est une paralysie de la vie
nationale, une désagrégation de l'ordre public. Mais une société
moderne supporte moins que toute autre "l'état de nature" et les
"Soviets partout", l'illusion lyrique de l'autogestion. À brève
échéance, une équipe s'emparerait de l'État et, par des procédés
impitoyables, restaurerait les conditions nécessaires au
fonctionnement de la production. Quelle équipe possède assez
d'hommes, d'autorité, d'expérience, de soutien, au dehors et au
dedans, sinon le parti communiste, ou, à son défaut, des colonels
(n'importe lesquels)? À supposer même que, contre toute
vraisemblance, les trotskystes l'emportent, ils se montreraient
plus farouches encore. Le vrai Trotsky, créateur de l'Armée rouge,
ne le cédait pas en volonté de puissance à celui qui l'emporta sur
lui et le fit assassiner. C'est dans l'opposition que Trotsky
devint l'ennemi de la bureaucratie et le symbole de la liberté dans
le socialisme.
Heureusement, la révolution de 1968 a
échoué. Aussi a-t-elle une chance - nous l'expliquerons dans un
prochain article - de réussir, je veux dire de susciter des
réformes qui répondront partiellement aux aspirations qui se sont
exprimées au cours des événements de mai.