Combat de nègres dans un tunnel
Le Figaro
24 décembre 1949
En Grande-Bretagne, en Hollande, au
Danemark, un gouvernement présente, en même temps que le budget de
l'État, le budget de la nation. On est en mesure de rapporter les
sommes que l'État compte dépenser pour les services publics,
l'armée ou les grands travaux aux ressources globales de la
collectivité et à la répartition de ces ressources entre
consommation et investissements.
En France, il y a deux ans, le commissariat
au Plan publia, pour la première fois, un budget national. Depuis
lors, le budget n'a plus été publié et la communication en est même
refusée (ou difficilement accordée) aux journalistes désireux de
faire honnêtement leur métier, c'est-à-dire de juger objectivement,
d'après les documents, la conduite des finances publiques. Il n'y a
pas d'autre pays de civilisation occidentale où les chiffres du
budget national soient tenus pour secrets. Le fait est proprement
scandaleux, caractéristique de cet obscurantisme qui, en matière
économique, semble la tradition enracinée du "peuple le plus
intelligent de la terre".
Nous n'en avons à personne en particulier.
Nous en avons à une attitude d'esprit que rien ne saurait
justifier.
Quels sont les arguments de nos
gouvernants? Je suppose qu'ils invoquent l'incertitude des chiffres
globaux, relatifs au revenu national, à la consommation et aux
investissements de la nation entière. À n'en pas douter, ces
chiffres sont doublement approximatifs. Même quand ils sont
relatifs au passé (ils sont publiés, en ce cas, avec quelques mois
de retard), ils comportent un certain coefficient d'erreur en
raison de l'insuffisance de nos statistiques. Quand ils
s'appliquent à l'année à venir, ils comportent un coefficient
d'erreur supplémentaire, car les événements, même dans les
économies à demi-planifiées comme en Grande-Bretagne ou totalement
planifiées comme en U.R.S.S., confirment rarement de manière exacte
les calculs des experts. Mais rien n'empêche les services officiels
de préciser eux-mêmes le pourcentage d'erreur considéré comme
possible.
On dira que les commentateurs feraient un
mauvais usage de ces statistiques, n'en saisiraient pas exactement
la signification et en tireraient éventuellement des conclusions
erronées. Ce risque existe, mais il existe encore davantage si l'on
dissimule les estimations et oblige chacun à affirmer sans preuves,
c'est-à-dire d'après ses intérêts ou ses passions.
Peut-être s'agit-il d'une habitude, héritée
des périodes tranquilles où l'État établissait son budget d'après
ses besoins propres et laissait l'économie s'adapter d'elle-même
aux décisions des pouvoirs publics. Mais aujourd'hui près de 10 %
du revenu national sont redistribués par les services sociaux, les
investissements du secteur nationalisé absorbent des centaines de
milliards, la reconstruction en absorbe d'autres centaines.
Manifestement le mouvement de la conjoncture, le volume du revenu
national dépendent pour une large part du budget de l'État. Comment
apprécier les chances de réaliser celui-ci sans inflation, comment
juger de la possibilité ou de l'impossibilité de nouveaux impôts,
si l'on ne fournit les chiffres du budget national de l'année 1949
et les estimations du budget de 1950?
Le ministère des Finances pense que la
fiscalité actuelle fournira, l'an prochain, une centaine de
milliards de plus, que les possibilités d'emprunt atteindront 130
milliards. Faute de connaître les fondements de ces prévisions, on
dit oui ou non, selon son humeur, dans la nuit.
Convient-il de réduire les investissements
d'État? Les uns disent non, mais leurs arguments ne sont pas
convaincants. Ils sont financés surtout par la contrepartie du plan
Marshall? À coup sûr, mais cette contrepartie pourrait être
consacrée à d'autres dépenses, reconstruction ou investissements du
secteur privé. Tout ralentissement des travaux entraînerait le
chômage? C'est possible, nullement certain. Il faudrait encore
démontrer que les moyens de production, libérés par la suppression
de certaines commandes d'État, ne pourraient être absorbés par le
secteur privé. D'autres affirment, avec la même légèreté et le même
dogmatisme, que les 410 milliards du plan d'équipement témoignent
d'ambitions disproportionnées à nos moyens. En lui-même ce chiffre
n'a rien d'excessif. Le vrai problème est autre: les
investissements d'État déterminent au moins autant la répartition
des investissements que leur montant global. On peut se demander si
la répartition actuelle est la meilleure, si l'accroissement de
l'extraction charbonnière ou de la production sidérurgique répond à
la situation du marché, s'il n'aurait pas mieux valu accorder des
facilités d'investissements supplémentaires à telle ou telle
branche de l'industrie privée. Tant qu'on ignore les
investissements du secteur privé de l'année en cours et les
prévisions de l'année à venir, comment trancher avec certitude?
Aussi bien, le plan Monnet a-t-il été mis en application sans avoir
été discuté par le Parlement.
Le gouvernement se plaint que la formule:
"pas d'impôts nouveaux" soit un slogan démagogique, puisque les
opposants ne précisent pas sur quel poste ils entendent épargner.
Il refuse justement l'impôt sur la réévaluation du bilan des
sociétés, mais il a tort d'oublier qu'il a donné lui-même le
mauvais exemple. Les ministres, en privé, ne défendent pas l'impôt
sur les réserves des sociétés, en une période où l'on compte sur
l'auto-financement pour les investissements du secteur privé.
L'interdiction d'imputer les augmentations d'impôts dans les prix
est le type des mesures inapplicables en rigueur, elle risque
d'aggraver les difficultés de nombreuses entreprises, à un moment
où les débouchés se resserrent et où le crédit est limité.
On se défend d'imposer de nouvelles charges
aux personnes physiques comme si, finalement, les impôts sur les
sociétés n'étaient pas payés par les consommateurs, c'est-à-dire
par tout le monde. On a supprimé la cédule des salaires et
traitements parce que l'impôt sur les salaires, payé par les
entreprises, est de perception plus facile et rapporte autant ou
davantage. Mais cette pseudo-réforme favorise les échelons
supérieurs de la hiérarchie, désapprend aux individus le paiement
des impôts directs. Combinée avec la réduction du nombre des
assujettis à la cédule des bénéfices agricoles (par suite du
relèvement des exonérations à la base) elle rendra finalement
impossible le maintien des autres cédules. Il est loisible d'être
partisan du système anglais, qui ne connaît pas la distinction des
cédules et de l'impôt général. Mais le système mixte actuel, né au
hasard d'une augmentation de salaire, ne se défend pas.
La démagogie est de tous les côtés. Le
gouvernement ne saurait la dénoncer sans s'accuser lui-même.
Probablement n'aurait-il pas évité la crise présente même s'il
avait clairement présenté son projet et justifié ses prévisions. Il
pourrait, du moins, plus aisément mobiliser l'opinion, s'il avait
pris soin de l'informer.