Vers quel régime allons-nous?
Le Figaro
4 janvier 1963
Grâce aux résultats des élections de 1962,
la France a devant elle, sauf accident imprévisible, au moins trois
années de stabilité garantie jusqu'à l'élection du prochain
président de la République. Simultanément, une fraction importante
de l'opinion pense, comme je l'avais écrit récemment et comme M.
Maurice Duverger l'affirme, "que nous n'avons toujours pas
d'institutions politiques". Avec son impétuosité coutumière, M.
Duverger va plus loin que je n'avais été et il décrète que "tout le
monde le sait" et que "nul n'a jamais sérieusement contesté
l'immense danger que fait courir à la démocratie la concentration
d'énormes pouvoirs (dissolution, référendum, article 16, etc.) dans
les mains d'un chef de l'État élu pour sept ans au suffrage
universel".
Le débat commence au-delà de ces
constatations sur lesquelles, si M. Duverger a raison, se ferait
l'unanimité. Selon notre collègue comme selon M. Vedel dans l'
Express
, la Ruse de la Raison, sous les apparences du général de Gaulle,
aurait efficacement travaillé à la rénovation politique de la
France. L'année 1962 est une année de mutation historique, tout est
changé et l'avenir s'ouvre devant nous pourvu que les partis
politiques, les tenants du parlementarisme "médiatisé", les
nostalgiques d'un passé révolu comprennent, enfin, que les Français
veulent élire directement le chef de l'Exécutif et que là est la
raison profonde de la victoire du pouvoir.M. Vedel vient même au secours de M.
Fouchet et il reprend la formule, dont il concède la fausseté
juridique, selon laquelle Anglais et Allemands, comme les
Américains, choisissent leur chef au suffrage universel direct. Si
j'ai effectivement contesté cette formule, ce n'est pas seulement
au sens juridique. Le ministre de l'Éducation nationale n'ignore
évidemment pas que l'électeur britannique vote pour un député,
alors que l'électeur américain vote pour un président
(juridiquement, pour un grand électeur qui élira le président selon
un mandat impératif). Mon objection portait sur la réalité
politique.
Selon M. Vedel, la démocratie "immédiate"
des Anglais, des Allemands et des Américains s'opposerait à la
démocratie "médiatisée" de la IIIe et de la IVe République. Sous
ces deux régimes abolis, l'électeur français choisissait des
représentants qui, à leur tour, choisissaient le chef de
l'Exécutif. Nous ferons observer, tout d'abord, que le régime
anglais réserve
pour les situations de crise
le choix "médiatisé". La reine et le parti conservateur choisirent
M. Macmillan après la démission de sir Anthony Eden. Or une
Constitution vaut autant par sa capacité de répondre aux
conjonctures exceptionnelles que par son fonctionnement en période
tranquille.Laissons même cet argument. Le choix du
chef de l'Exécutif par les Anglais, les Allemands n'est nullement
immédiat, il est médiat comme en France mais autrement qu'en
France. Les partis désignent ou élisent des candidats aux fonctions
de premier ministre et ils laissent aux électeurs le soin de
choisir entre eux. Là où existent des partis organisés en petit
nombre ou un parti prépondérant, la médiatisation intervient
avant
le suffrage universel. Faute de grands partis, sous la IIIe et la
IVe République, le choix par les divers partis intervenait
après
le suffrage universel et il était précaire et révocable. Ce dernier
système avait des inconvénients tels qu'il est aujourd'hui
discrédité et que personne ne veut ni ne peut le reconstituer. Mais
suffit-il, pour obtenir l'équivalent des pratiques britannique,
allemande ou américaine, d'introduire l'élection du Président de la
République au suffrage universel?Les leçons de l'expérience sont toujours
discutables et chacun interprète à sa façon les événements du
passé, mais le fait est qu'un système de type américain, avec un
Président de la République élu au suffrage universel et une
assemblée élue selon d'autres règles, n'a nulle part bien
fonctionné en l'absence de partis organisés. Il serait absurde
d'imputer aux seules constitutions de type présidentiel
l'instabilité endémique des républiques d'Amérique du Sud: le
sous-développement économique, l'incohérence des corps politiques
en sont des causes probablement plus déterminantes. Il n'en reste
pas moins que la combinaison entre un président élu au suffrage
universel et des partis multiples s'est révélée souvent désastreuse
(dans la France du XIXe siècle aussi). Il n'y a aucune preuve que
l'élection du président au suffrage universel provoque la formation
de deux ou trois grands partis.
Là est, en effet, le nœud de mon désaccord
avec M. Vedel. La prémisse, plus ou moins implicite, de la thèse de
celui-ci est que la règle de l'élection du président de la
République au suffrage universel
forcera
les partis à s'entendre et que président et Assemblée, une fois
face à face, après l'élimination du droit de dissolution, seront
forcés
de s'accorder. Rien ne me paraît aussi peu démontré. Le régime
américain est souvent paralysé par les oppositions entre président
et Congrès. Les régimes sud-américains sont exposés tour à tour à
l'arbitraire et à la paralysie.Je n'en suis pas moins convaincu, comme mes
collègues, que l'évolution constitutionnelle de ces dernières
années est irréversible. Les partis doivent tenir pour acquise
provisoirement l'élection du président de la République au suffrage
universel. Ce qui ne me paraît pas aussi évident qu'aux partisans
du système présidentiel, c'est le choix entre "Weimar et
Washington".
Je doute que les partis doivent se déclarer
en faveur d'une Constitution de type américain, c'est-à-dire
proposer l'élimination du premier ministre, la suppression de la
responsabilité de ce dernier devant l'Assemblée et la suppression
du droit de dissolution. Peut-être devra-t-on en venir là quelque
jour; mais de telles propositions, auxquelles le général de Gaulle
ne souscrira jamais, apparaîtraient surtout comme un ralliement
opportuniste de l'opposition à un régime qu'elle n'appelle pas
sincèrement de ses vœux.
Aussi, personnellement, je souhaiterais des
propositions dans l'immédiat moins ambitieuses: la limitation du
droit de dissolution, la réglementation de la pratique du
référendum, afin que le droit d'en appeler au peuple n'appartienne
pas au seul président, le renforcement du Conseil constitutionnel,
qui jugerait de la constitutionnalité des actes du pouvoir. D'autre
part, qu'ils le veuillent ou non, les partis du centre et de la
gauche modérée doivent se préparer à la bataille décisive, en 1965
ou plus tard, celle dont l'élection du successeur du général de
Gaulle sera l'enjeu. À ce moment, il sera possible de faire un
choix raisonné entre les deux directions dans lesquelles les
institutions françaises peuvent évoluer: ou bien un régime plus ou
moins conforme au type américain, ou bien un régime mixte qui,
insatisfaisant pour les amateurs de pureté doctrinale, serait
peut-être le moins mauvais dans un pays qui, depuis 1789, a battu
les records du nombre des expériences constitutionnelles.