Les électeurs et les enjeux
Le Figaro
14 Décembre 1965
La guerre mondiale n'était pas encore
terminée en Asie quand les électeurs de Grande-Bretagne votèrent en
majorité pour le parti travailliste et chassèrent du pouvoir
l'homme qui avait incarné l'empire britannique à l'heure de sa
suprême grandeur. Les résultats des élections furent connus au
cours même de la conférence de Potsdam. Le prosaïque Attlee
remplaça à la tête de la délégation britannique le héros national
qu'avait été et que demeurait Winston Churchill.
La victoire travailliste fut-elle ou non un
malheur pour la Grande-Bretagne et pour le monde? Les tâches de
l'après-guerre - la décolonisation, la reconstruction économique -
auraient-elles été mieux ou plus mal accomplies par un gouvernement
conservateur, présidé par celui qui jouissait d'un prestige
incomparable en son pays et au dehors? Aujourd'hui encore, chacun
est libre d'en décider, mais les conservateurs, même les partisans
les plus fervents de celui qui était condamné, d'un coup, au rôle
de chef de l'opposition de Sa Majesté, se gardèrent bien de couvrir
de sarcasmes ou d'injures les électeurs et les élus travaillistes.
Ils ne décrétèrent pas que la nation revenait à ses
"vomissements".
Le général de Gaulle n'a pas été désavoué,
le 5 décembre, comme Winston Churchill l'a été en 1945, mais la
preuve a été faite par les chiffres, ceux des résultats électoraux
et ceux des sondages, que sa clientèle se recrute désormais surtout
parmi les électeurs modérés, bien qu'il continue, en raison de sa
personnalité, à recueillir les voix d'électeurs qui se déclarent "à
gauche" ou "du centre". Mais de ceux qui se classaient eux-mêmes à
gauche et qui, au début de novembre, exprimaient l'intention de
voter pour lui, la moitié environ est passée aux candidats de
l'opposition au cours de la campagne électorale. Le phénomène plus
marqué encore s'est produit dans l'électorat qui se situait
lui-même au centre.
En 1940, Churchill était un chef national,
en 1945, un chef de parti. En 1965, le général de Gaulle tend à
n'être plus que le chef non d'un parti mais d'une fraction des
électeurs. Au reste, cette polarisation du gaullisme à la droite du
corps électoral (la droite étant définie simplement par les
déclarations ou les votes des personnes interrogées) existait
depuis longtemps, elle s'est brusquement accentuée à la faveur de
la campagne électorale, peut-être aussi à la faveur des
circonstances: les Français ont le sentiment que la crise est
surmontée.
Quels sont les thèmes ou les arguments de
l'opposition qui ont trouvé le plus d'écho dans l'opinion? Chacun
des commentateurs a répondu à cette question plus d'après ses
préférences qu'au terme d'une étude objective. Provisoirement, nous
ne disposons que de deux faits incontestables.
Le premier est le divorce entre les
générations. Tous les sondages en témoignent: c'est parmi les
hommes de plus de 65 ans que le général de Gaulle conserve le plus
de partisans, parmi ceux de moins de 30 ans qu'il en a le moins.
Les deux principaux candidats de l'opposition ensemble obtiennent
plus de la moitié des suffrages des "moins de 30 ans".
Pourquoi les écrivains, qu'ils aient 60 ou
80 ans, devraient-ils s'en étonner ou s'en indigner? Les hommes de
30 ans ne connaissent les événements de 1940 que par les livres. Ni
Maurras ni Bainville ne signifient grand-chose pour la majorité
d'entre eux. Ils ne sont pas moins patriotes que ceux dont la
formation politique remonte aux premières années du siècle, ils le
sont autrement. Peut-être sont-ils moins sensibles que le général
de Gaulle et ses compagnons d'âge à certains thèmes de la
philosophie politique traditionnelle.
Nous en venons ainsi au deuxième fait, lui
aussi incontestable. Tous les candidats, de la droite à la gauche,
de M. Tixier-Vignancour au général de Gaulle, se sont déclarés
"européens". Le mot ou l'idée d'Europe est populaire. Le général de
Gaulle et les gaullistes plus encore ont multiplié les déclarations
en faveur de "l'idée européenne" et laissé entendre que les
représentants français reprendraient leur place à Bruxelles après
des négociations prochaines. En bref, les trois principaux
candidats, M. Mitterrand en dépit du soutien que lui apportent les
communistes, aussi bien que le général de Gaulle et M. Lecanuet, se
sont présentés comme de "bons Européens". Toute la question est de
savoir si ou dans quelle mesure la campagne électorale a permis à
"l'électeur moyen" de saisir la différence entre les conceptions du
général de Gaulle et celles de M. Lecanuet.
Avant cette campagne, la plupart des
électeurs - et je me réfère une fois de plus aux résultats des
sondages - accordaient au général de Gaulle au même titre qu'à M.
Jean Monnet (s'ils connaissaient ce dernier) un brevet de "bon
Européen". Ils comprenaient mal les discussions auxquelles se
plaisaient les spécialistes de la politique sur les mérites
respectifs de "l'Europe supranationale" et de "l'Europe des
patries". Peut-être les comprenaient-ils, mais, en ce cas, ils se
refusaient à leur reconnaître une importance décisive. Un sondage
mené au lendemain du 19 décembre sur le problème européen serait
instructif. Les Français ont-ils pris conscience des oppositions
entre les diverses écoles qui emploient également le mot "Europe"
mais avec des intentions divergentes et avec une conviction
inégale?
Nul ne peut dire l'influence qu'ont exercée
les mots d'ordre européens de M. Lecanuet, pour la simple raison
que ce dernier a recruté ses électeurs parmi ceux qui se
déclaraient centristes, autrement dit qui étaient, à l'avance,
acquis à l'idée européenne. Pendant la campagne électorale, M.
Lecanuet n'a pas tant converti des électeurs qu'amené une
clientèle, qui existait virtuellement, à prendre conscience
d'elle-même. Au début de novembre, des hommes et des femmes qui
appartiennent à la gauche modérée et au centre voulaient voter pour
le général de Gaulle parce qu'ils ne voyaient pas d'autre candidat
possible. Un mois plus tard, ils en découvraient un, peut-être
deux.
Il est d'autant plus difficile de
déterminer l'influence exercée par les thèmes électoraux sur les
décisions finales des électeurs que les dirigeants du parti
communiste français et plus encore les dirigeants du parti
communiste russe préfèrent, au fond d'eux-mêmes, la diplomatie du
général de Gaulle à celle qu'annonçaient M. Lecanuet et même M.
Mitterrand. Beaucoup de modérés votent pour le général de Gaulle
non pas à cause mais en dépit de sa politique étrangère. Beaucoup
d'hommes de gauche votent contre "le pouvoir personnel", non pas
contre "la diplomatie d'indépendance nationale" ou contre
l'antiaméricanisme officiel (ils en souhaitent même parfois une
dose supplémentaire).
La personnalité du général de Gaulle n'a
pas empêché les Français de voter, partiellement au moins, selon
leurs allégeances coutumières, mais elle interdit de passer des
hommes aux idées. M. Pinay ou M. Giscard d'Estaing, à la place du
général de Gaulle, auraient probablement recueilli les trois quarts
ou les deux tiers des voix obtenues par l'actuel président de la
République sans que, pour autant, un autre chef des modérés doive
se réclamer nécessairement du gaullisme. Il se peut que l'habitude
se conserve de combiner "le maintien de nos alliances" avec
"l'indépendance nationale" dans les discours officiels. Rien ne
permet d'affirmer que le style propre du général exprime un désir
profond des Français ou qu'il dure après lui.