La baisse
Le Figaro
15 mars 1949
Depuis la fin de la guerre jusqu'à la
récolte de 1948 sévissait, dans le monde, en général, et en France,
en particulier, une pénurie de produits agricoles. Il en résultait
un décalage de prix au détriment des pays importateurs de
nourriture (comme la Grande-Bretagne) et des habitants des villes.
Cette situation est en train de se modifier et, dans certains cas,
de se renverser. Les prix des céréales ont sensiblement baissé sur
les marchés américains, ceux des pommes de terre, des légumes, des
fruits, des œufs, de la viande de porc, sur les marchés français
(beaucoup plus à la ferme que pour le consommateur).
Ces phénomènes, par eux-mêmes, n'annoncent
pas une crise. Les cours actuels du blé, aux États-Unis, sont plus
normaux que ceux cotés il y a quelques mois. Et l'on ne saurait, en
France, déplorer la baisse, que l'on a appelée si longtemps de ses
vœux. Il n'en reste pas moins que cette baisse se produit dans des
conditions et entraîne des conséquences dont on ne saurait se
féliciter sans réserves.
Instabilité des marchés agricoles
L'effondrement de quelques prix agricoles à
la production n'enseigne rien que l'on ne sache déjà en théorie. La
demande de certaines marchandises périssables, légumes et fruits
par exemple, est peu élastique. Elle est déterminée surtout par des
habitudes de consommation; elle n'augmente guère lorsque les prix
baissent. Dès lors, un excédent, même limité, risque d'entraîner
une chute profonde des cours. Comme les frais de transport et les
taxes ne sont pas réduits pour autant, que l'appareil de
distribution est lourd, le moment arrive rapidement où le
producteur couvre à peine ses frais, sans que le pouvoir d'achat
réel de la population urbaine s'accroisse dans les mêmes
proportions.
Pour l'instant, la baisse n'est pas telle
que les revenus des agriculteurs, pris dans leur ensemble, soient
massivement atteints. Les cours des produits laitiers (pour
lesquels rationnement et taxes sont curieusement maintenus, sans
que l'on sache si les interventions des pouvoirs publics sont
orientées contre la hausse ou contre la baisse, la pénurie ou
l'abondance) ne sont pas atteints, ceux du blé sont fixés par
l'Office, ceux de la viande tendent à baisser, non à
s'écrouler.
Il n'est pas douteux, cependant, que des
producteurs spécialisés sont durement touchés, à un moment où tous
les éléments de leur coût de revient sont stables ou en hausse.
Certaines protestations apparaissent justifiées et il serait
absurde d'applaudir en invoquant l'absurde formule: chacun son
tour.
Les remèdes que l'on suggère un peu partout
sont, les uns inopérants, les autres plus faciles à recommander
qu'à appliquer. Les difficultés de vendre qu'éprouvent, en dehors
même des agriculteurs, tel ou tel secteur industriel, témoignent,
dit-on, ici et là, de l'insuffisance du pouvoir d'achat: la hausse
des salaires n'offrirait-elle pas la thérapeutique appropriée? Nous
avons dénoncé la hausse des salaires nominaux à l'époque où,
l'offre des produits agricoles étant limitée, le pouvoir d'achat
supplémentaire entraînait la dévalorisation de la monnaie sans
élever le niveau de vie des salariés. La dernière hausse des
salaires n'a pas entraîné les mêmes conséquences, précisément parce
que la bonne récolte avait gonflé les disponibilités alimentaires
de la nation. Il n'en serait pas moins funeste de prétendre, par
cette méthode, mettre fin à des méventes localisées.
L'influence de la hausse des salaires sur
la demande de pommes de terre, des légumes et même de vin, serait
pour le moins aléatoire. L'influence sur les prix industriels
serait immédiate. Le ciseau entre prix agricoles et prix
industriels s'ouvrirait encore davantage (puisque maintenant ces
derniers dépassent largement les premiers), l'inflation à peine
maîtrisée serait relancée.
Mieux vaudrait à coup sûr, obtenir certains
prix en exportant les quantités excédentaires. Malheureusement la
lenteur de notre administration et les conditions actuelles des
échanges internationaux rendent cette pratique aussi malaisée que
souhaitable. Des agrumes, du vin continuent à arriver en France,
conformément à des contrats d'importation conclus, alors que l'on
craignait le manque et que l'on rêvait de précipiter une baisse des
prix (qui, sans les crises politiques et la défiance monétaire, se
serait produite d'elle-même il y a quelques mois). Quant aux
nouveaux contrats que l'on se hâte de conclure, ils risquent
d'arriver quand les légumes auront pourri, peut-être même quand il
n'y aura plus d'excédent.
Pour les principaux produits agricoles, en
effet, un avenir d'abondance n'est pas encore assuré. Tout dépend
de la prochaine récolte. Même les planificateurs n'arrivent pas à
commander aux circonstances atmosphériques.
Le plan français de quatre ans ne propose
d'accroître le rendement de l'agriculture de telle sorte que nous
devenions exportateurs de quantités importantes des céréales, de
produits laitiers, de viande. À supposer que l'entreprise soit
techniquement réalisable (ce qui paraît probable), la crise
actuelle nous rappelle que cette transformation profonde exige
également des conditions économiques. Si des excédents limités
suffisent à provoquer l'effondrement des cours, les excédents ne se
retrouveront pas l'année suivante. Autrement dit, une organisation
des marchés, selon l'une ou l'autre des techniques connues
(stocks-tampons, achats par l'État à partir d'un certain prix,
etc.), s'impose pour adapter l'agriculture française à son rôle
"d'industrie exportatrice".
Plus immédiate est la question, souvent
posée, des répercussions, sur l'ensemble de l'économie, de
l'amputation des revenus agricoles. On s'excusera de ne pas imiter
l'assurance de la plupart des observateurs. En l'état actuel de
l'information statistique, on n'est pas autorisé à des affirmations
tranchantes. Si les prix des produits fabriqués continuaient à
progresser, en particulier ceux qui affectent directement les prix
de revient des paysans, certains secteurs industriels
connaîtraient, à leur tour, la mévente. Un excédent de l'offre sur
certains marchés est susceptible d'intervenir, même au cours d'un
mouvement inflationniste. Il frappe de nouvelles catégories
sociales. Il ne permet pas de conclure que le mal est désormais la
déflation et non plus l'inflation.
Certes, la politique de restriction sévère
du crédit, qui a été suivie depuis quelques mois, exerce aussi une
action. Les trésoreries de beaucoup d'entreprises sont à sec. Les
vendeurs ne font plus souverainement la loi. Il semble même, ici et
là, que l'appareil de distribution tende à se dégonfler. Mais on
serait mal venu de protester contre ces rigueurs que comporte
inévitablement la cure d'assainissement.
Les vraies questions qu'il conviendrait de
se poser sont autres et de plus grande portée. Pour corriger la
disparité nouvelle entre prix industriels et prix agricoles. Il
importerait surtout de réduire les prix de revient des premiers.
Autrement dit, l'accent doit être mis désormais non pas sur la
production à tout prix, mais sur la productivité.
L'inflation contribuait jusqu'à présent à
freiner les exportations, puisque le marché intérieur absorbait
sans peine toute la production. Va-t-on désormais exporter
davantage et, plus encore, rapatrier les devises
correspondantes?
La lutte contre l'inflation, avec l'aide de
la nature, a obtenu des résultats qu'il serait injuste de
méconnaître. Encore convient-il de ne pas oublier que l'objectif
est l'indépendance économique et qu'il nous reste, pour
l'atteindre, du chemin à parcourir.