L'heure de la décision
Combat
6 mai 1947
M. Ramadier a-t-il créé un précédent,
susceptible de compléter une Constitution imprécise? Disons-le
franchement: nous ne le croyons pas. Des préoccupations politiques
ont dicté les attitudes prises des deux côtés et on a joué
finalement une comédie assez misérable.
Il aurait été absurde que le Gouvernement
démissionnât à la suite d'un vote de confiance? Certes, mais est-il
plus logique qu'un vote de confiance, accordé à un gouvernement
collectivement responsable devant l'Assemblée, soit interprété dans
le sens d'un remaniement ministériel? L'erreur constitutionnelle,
sinon politique, c'est d'avoir pris l'Assemblée à témoin d'un
conflit intérieur au Cabinet, qui aurait dû être réglé par le
président du Conseil. Ou les ministres en désaccord acceptaient de
démissionner, et le ministère replâtré se serait présenté ensuite
devant le Parlement, ou bien ils refusaient, et M. Ramadier n'avait
qu'à remettre sa démission, obtenir du président de la République
une deuxième investiture et de l'Assemblée un vote de confiance: il
aurait alors constitué une nouvelle combinaison, selon le même
programme mais avec une autre majorité. Seule cette procédure eût
été conforme au bon sens, encore qu'elle ne soit pas strictement
imposée par la lettre de la Constitution.
Je n'ignore pas les raisons que l'on
invoquait, ici et là, avec plus ou moins de véhémence. En théorie
il s'agissait de renforcer l'autorité du chef du Gouvernement, en
fait d'éviter les délais et les négociations, inévitables en cas de
démission. Enfin, puisque les communistes refusaient de s'en aller,
on voulait jouer au plus fin et garder le dernier mot dans cette
joute subtile. Je ne suis pas sûr qu'on ait gagné grand-chose à
cette procédure laborieuse. Au bout du compte, une seule question
se pose: oui ou non, le Conseil national du parti socialiste
reviendra-t-il sur ses motions antérieures, et consentira-t-il à
participer à une coalition gouvernementale, dont les communistes
seront absents?
Personne n'ignore la force des arguments de
faits, de traditions, de sentiments, que les militants socialistes
font valoir contre cette éventualité. Le mécontentement populaire,
difficilement contenu par la CGT, ne va-t-il pas exploser le jour
où le parti communiste aura passé à l'opposition? Le parti
socialiste, en rejetant les revendications syndicales, ne va-t-il
pas s'éloigner plus encore des masses travailleuses? L'aspiration à
l'unité ouvrière, à la solidarité des partis marxistes, a résisté
aux leçons de l'Histoire et à l'élimination des social-démocrates
dans la Russie soviétique. Quelle sera la réaction populaire à
l'alliance des socialistes avec les partis bourgeois?
Dans cette ligne, il serait facile de
développer l'argumentation. Mais celle-ci, en dépit de tout, ne
nous paraît pas convaincante. La rupture a eu pour occasion le
conflit des salaires surgi à la suite des grèves Renault mais elle
a pour cause le dissentiment qui s'est accusé, sur tous les
problèmes importants, depuis deux mois, entre communistes et non
communistes. Indochine, Madagascar, accord triparti du charbon:
chaque fois les ministres communistes avaient une opinion, leurs
collègues une autre. L'orientation diplomatique opposée des
partenaires de la grande coalition, aurait inévitablement suscité,
au cours des mois prochains, de nouveaux conflits. On ne gagnerait
rien à reporter l'échéance.
Le risque d'impopularité est réel, il n'est
pas insurmontable. Les économistes ne sont pas seuls à éprouver un
certain scepticisme sur les mérites d'une hausse générale des
salaires et des prix. C'est faire preuve d'un singulier mépris à
l'égard des masses que leur prêter la réaction primitive, qui
consisterait à incriminer les ministres du jour et à tout pardonner
à ceux de la veille. Si l'on est convaincu que seule la politique
de stabilité offre une chance de salut, on n'a pas le droit d'y
renoncer pour des motifs tactiques.
Enfin, en dehors de la combinaison qui
s'est formée dans la crise présente, quelle solution pourrait-on
adopter? Un ministère socialiste homogène? Il présenterait presque
tous les inconvénients que l'on impute au ministère Ramadier et il
en aurait d'autres, supplémentaires. Il ne serait qu'un expédient
transitoire, en une conjoncture grave, alors que la France a besoin
d'un vrai gouvernement. Il équivaudrait à un effort pour différer
l'heure de la décision. Quel serait le bénéfice, même pour le parti
socialiste?